Orpheus avec René Jacobs à Tourcoing
L’originalité du livret de la version de Telemann tient notamment dans le fait de convoquer des personnages rares dans le répertoire baroque et le mythe d'Orphée, dont la fulminante Orasia. La soprano ukrainienne Kateryna Kasper y décroche des applaudissements après chacune de ses apparitions sur scène. Dans la plus pure tradition baroque, elle s’élance dans des arias périlleuses conférant à son interprétation les qualités d’un travail d’orfèvrerie. Sa technicité manie l’art de l’ornement avec aisance et raffinement, y compris au summum de la folie pour cette Reine de Thrace (Vieni, o sdegno, e fuggi Amor). Toutes les parties de sa tessiture sont maîtrisées : les graves sont pleins, retentissants, le passaggio aisé vers des aigus comme suspendus par un fil d’argent. La pesanteur propre à certains récitatifs et ariosos est très largement compensée par la théâtralité de l’artiste avec une myriade d'expressions tantôt terrifiantes, tantôt amusantes.
Déployant un tout autre arsenal dramatique, Mirella Hagen s’oppose à sa rivale avec une grande délicatesse dans son interprétation. Par la qualité de son timbre aérien et cristallin, dans une présence scénique lumineuse, elle confère à Eurydice les atours d’une créature éthérée. Cette image est d’autant plus frappante au premier acte, avant la morsure de la vipère causant sa mort, alors qu’elle s’épanouit en pleine nature au chant ravissant des Nymphes (Les plaisirs sont de tous les âges : en effet, le livret essentiellement en allemand contient aussi des passages en français et italien). Aux côtés de cette figure évanescente, l’Orphée de Kresimir Strazanac paraît plus ancré dans la matière. Le baryton-basse façonne une ligne vocale profonde et vibrante tout au long de sa performance, avec un soin patent de l'esthétisme du son. Pour autant, certaines vocalises s’empattent dans la partie basse de sa tessiture et auraient mérité une exécution plus nette. L’excès de constance semble le restreindre dans un certain immobilisme dramatique. À un premier acte où il paraît frileux dans les élans amoureux avec sa partenaire scénique, succèdent des arias caractérisées par des inflexions répétitives et une gestuelle malhabile, là où toute la fougue du personnage devrait transparaître -notamment à l’acte II, lorsque, téméraire, il se décide à charmer Pluton de son chant.
Christian Immler s’illustre dans ce rôle-ci par une émission nette, sans pesanteur, qui supporte sa projection vocale. Au regard de la partie qui lui est assignée, son timbre paraît presque trop éclatant, là où le public pourrait des résonances plus souterraines. Il charme toutefois par une posture charismatique, élégante tout du long, la présence des damnés et de personnages tels que le suivant Ascalax achevant de rendre le tableau infernal convaincant. L’arrivée du contre-ténor Benno Schachtner a d’ailleurs beaucoup d’une apparition surnaturelle, tant par la nature de son rôle que par la fluidité de son interprétation. Tout au long du deuxième acte, il répand les harmoniques d’une tessiture rare et précieuse.
Eurimedes (David Fischer) vient s’agréger à la liste des seconds rôles donnant tout son relief au livret de Michel du Boulay. Le jeune ténor tient une figure badine, tout sourire, chapeau de paille vissé sur la tête et technique vocale assurée. Par sa théâtralité, il se laisse découvrir en tant qu’ami dévoué et amoureux candide au cours de duos charmants avec ses partenaires de scène. La mosaïque linguistique du livret semble pourtant parfois le déconcerter : à l’aise dans sa langue allemande natale, les références ponctuelles à Haendel le contraignent à manipuler l’italien où sa diction manque de l’aplomb et des accentuations de la langue, comme dans l’air A l’incendio d’un occhio amoroso alors qu’il déclare sa flamme à la nymphe Céphise (Gunta Smirnova). Celle-ci fait une apparition soliste savoureuse qui donne un brin d’excentricité à l’ensemble : parée d’un imposant chapeau de soleil, elle arbore un panneau “Frei” et clame son amour pour la liberté en chœur avec ses comparses : N’aimons que la liberté ! Cette étincelle de folie, le public la retrouve par ailleurs, ravivée par la soprano Salomé Haller qui campe à la fois une Ismène désabusée (la servante d’Orasia) et une prêtresse transfigurée dans la scène de bacchanale du dernier acte. Son timbre d’airain se prête d’autant mieux à ce dernier rôle qu’elle semble exaltée par le personnage, et soutenue dans son délire par le chœur. Le B’Rock Vocal Consort tient à ce titre une place toute particulière dans la production par son engagement actif de chaque instant : les scènes de furie, mais aussi de faste parachèvent l’ensemble et contribuent à son éclat.
Le B’Rock Orchestra porte tout à la fois le plateau vocal et la performance théâtrale, palliant l’absence de décor en alimentant des images mentales fortes. La flûte et le bourdon du clavecin transportent l’auditoire au cœur d’un jardin, d’une forêt. L’effroyable Sinfonia qui ouvre le second acte (et dont les accents rappellent The Cold Song de Purcell) immerge au cœur des Enfers.
En proposant cet Orpheus éclatant, l’Atelier Lyrique de Tourcoing contribue à déconstruire les clichés autour d’un genre et pare sa programmation des joyaux de la scène baroque.