L’Isola disabitata de Haydn, nouvelle redécouverte à l’Opéra de Dijon
L’intrigue de cet opéra a tout pour fasciner dès le premier abord. Un bateau fait naufrage, trois rescapés se retrouvent sur une île déserte : les jeunes mariés Gernando et Costanza, ainsi que la sœur de celle-ci, Silvia. Gernando est enlevé par des pirates (mais Costanza pense qu’il l’a abandonnée). 13 années plus tard (au début de cet opéra), Gernando revient enfin, avec Enrico qu’il a aussi délivré des pirates. Les retrouvailles vont être retardées par des quiproquos et inquiétudes, mais seront finalement célébrées dans un quatuor final.
L’œuvre
C'est donc désormais une tradition bien ancrée : Leonardo García Alarcón dirige cette saison encore une rareté musicale en italien dans une nouvelle mise en scène à l'Opéra de Dijon. Après le Nabucco de Falvetti en version concertante en 2017, El Prometeo de Draghi mis en scène par Laurent Delvert d’après Gustavo Tambascio en 2018 (compte-rendu), La Finta Pazza de Sacrati par Jean-Yves Ruf (compte-rendu) et Il diluvio universale de Falvetti version concert en 2019 (comptes-rendus à Lille et Versailles), ainsi que Le Palais enchanté de Luigi Rossi par Fabrice Murgia en 2020 (compte-rendu), cette année il s'agit donc de L'isola disabitata de Haydn mis en scène par Luigi De Angelis.
Leonardo García Alarcón et l’Opéra de Dijon ont ainsi démontré l’intérêt et la richesse d'œuvres pourtant méconnues voire oubliées. Mais chaque résurrection mène au même questionnement : pourquoi cette œuvre est-elle si peu connue ? et sa question corollaire : pourquoi la remettre au jour ? Une double question d’autant plus essentielle concernant L'isola disabitata qu’elle est composée par un génie incontournable, Haydn, mais qui est reconnu et admiré pour ses oratorios, ses symphonies, sa musique de chambre ou pour piano : tous les genres apparemment, sauf l’opéra. Haydn a pourtant bel et bien composé 15 opéras, pour le divertissement à la Cour du Prince Esterhazy mais qui ont été joués ensuite ailleurs. Toutefois, ces opéras sont aujourd’hui fort peu connus, et parmi eux, L'isola disabitata est encore moins connue que sa version d’Armida ou Le Monde de la lune par exemple.
Le chef d’orchestre de ces représentations dijonnaises de L'isola disabitata, Leonardo García Alarcón, explique ce manque de reconnaissance par les comparaisons faites entre les compositeurs d’une même époque, toujours au bénéfice d’un seul : “Comme Monteverdi domine la musique romaine ou vénitienne encore aujourd’hui dans les répertoires (plongeant ses contemporains pourtant talentueux dans l’oubli), comme Bach domine dans l’imaginaire tous ses contemporains (Telemann, Mattheson, Keiser entre autres), dans l'imaginaire collectif des musiciens, des chefs d’orchestre et des directeurs de théâtre, Haydn passe pour moins théâtral que Mozart. Toujours, la comparaison a fait et continue de faire du mal à la curiosité.” Une curiosité que ravivent donc ces projets dijonnais sous l'égide d’Alarcón, lui qui détaille combien les opéras de Haydn soutiennent la comparaison : “Haydn est un génie absolu : il réussit à nous faire oublier qu’à côté de lui il y a Mozart. Cela me fait penser à la relation poétique des astres dans la culture perse, entre soleil et lune : c’est comme cela que je vois Mozart (le feu soleil) et Haydn (la poésie lunaire). Les deux astres sont le miroir l’un de l’autre et de leur temps. Le génie de Mozart se reflète dans celui de Haydn et réciproquement”. Leonardo García Alarcón est donc convaincu que Joseph Haydn retrouvera sa place dans le monde de l’opéra : “C’est une question de temps !
Haydn réfléchit les pièces à l’ancienne, comme un grand maître qui connaît son office mais qui a de la curiosité pour les autres. Mozart l’aide aussi à avancer dans son langage, il l’admire grandement, il est influencé par lui mais il l’influence aussi (le cycle de Quatuors opus 10 composés par Mozart est nommé "Quatuors dédiés à Haydn" : Mozart sait que Haydn aussi cherche des harmonies nouvelles). Ils se sentaient aussi tous les deux frères patriotiques et artistiques, résistant contre l’omniprésence de la musique italienne qui envahissait leur ville et leur pays : ils revendiquent leur capacité à écrire aussi de la musique dans ces traditions.”
La mise en scène : Île déserte, déconfinée par le rêve
Le choix de mettre en scène L'isola disabitata a été fait durant la période de pandémie et de confinement, et précisément en résonance avec elle comme nous l’explique le metteur en scène Luigi De Angelis : “Je trouvais que L'isola disabitata résonnait avec la condition de ce que nous vivions : nous étions chacun dans notre notre île, isolés les uns des autres, séparés de la communauté. Nous sommes désormais déconfinés mais nous avons encore tous cette image intérieure et cette peur d’être à nouveau “emprisonnés”, limités dans notre liberté. C’est une image qui va nous marquer pour de nombreuses années et que nous raconterons à nos petits-enfants. Cette empreinte qui reste en nous m’intéresse beaucoup pour penser L’Isola. Ce confinement a créé par réaction chez de nombreuses personnes l’idée du voyage, de l’imagination, de la fantaisie, a suscité la créativité (c’est notre façon de survivre, notamment avec l’art pour combattre cette peur). Pour ce spectacle, nous sommes partis de là et même de cette situation de confusion entre l’état de veille et l’état de rêve : quand on est confinés, les barrières entre nos états intérieurs et extérieurs sont plus ténues.
Nous imaginons donc ici cette femme, Costanza, confinée sur cette île, interdite de sortir d’un périmètre très clairement déterminé, loin de son Europe d’origine et dont elle est nostalgique. Cela pose la question de savoir ce qu’il se passe dans la tête d’un humain qui se réfère constamment à un lointain devenu inconstante image intérieure. Les confinements changent les relations avec le monde. L’image intérieure du monde est toujours là mais cela change tout de ne plus pouvoir le parcourir. L’image devient une anamorphose : plus dure ou plus floue ou plus douce.”
“Chaque représentation réunira 1.611 Isola disabitata : autant que de places dans l’Auditorium, autant que de spectateurs, poursuit Luigi De Angelis. Je crois beaucoup en l’autonomie du spectateur. Le public est donc invité à faire son propre parcours sur cette île.
La mise en scène est pour moi une architecture des choix : je crée les conditions pour que le spectateur fasse des choix (avec une aide), en amenant son attention dans une direction ; comme le font les architectes qui nous conduisent vers une forme. Aller voir un spectacle devrait être comme un rêve lucide : cette situation où nous avons une conscience à l'intérieur du rêve, nous l’observons et nous pouvons même le changer. Cet état est parfait pour observer une œuvre.”
La partition : l’importance des récitatifs
Ce choix d’œuvre résonne aussi droit au coeur de Leonardo García Alarcón : “C’est une pièce qui me touche très personnellement, car j’ai pu voir en 1999 la partition manuscrite composée sur le même livret par Davide Pérez, sans même savoir alors qu’Haydn avait lui aussi écrit une Isola disabitata.” Le fait qu’un même livret soit mis en musique par plusieurs compositeurs était chose courante, notamment pour les livrets signés (comme celui-ci) par Métastase, extrêmement populaires car “ils sont déjà de la musique, s’enthousiasme Alarcón. Une anecdote raconte que Métastase aurait voulu brûler son livret de La Clémence de Titus, car il considérait que personne ne pourrait écrire une musique plus belle que Caldara. Pourtant Mozart en fera lui aussi un chef-d'œuvre.”
Le passage de relais musical sur ce même texte entre Davide Pérez et Joseph Haydn s’opère à un moment très important dans l’histoire de l’opéra, comme le rappelle Alarcón: “Davide Pérez, qui a étudié à Naples, est devenu le compositeur du Roi à la Cour de Lisbonne et il en a fait l’un des plus grands opéras du monde. Les fastes y étaient inouïs (les spectacles employaient même des éléphants, comme bien plus tard des superproductions de Verdi). Haendel demandait même quel pouvait être le salaire d’un compositeur aussi choyé. Tout le monde regardait vers Lisbonne, mais après le grand tremblement de terre (en 1755), le Portugal n’avait plus ces moyens. L’importance de L'isola disabitata par Pérez (composée en 1748) m’intéressait donc beaucoup et j’étais fasciné de rencontrer Haydn sur le même sujet. L'œuvre chez les deux compositeurs est une “sérénade” (un genre et un terme aussi populaire en italien qu’en espagnol) : Haydn en fait aussi un opéra de poche. Les sérénades sont concentrées en un peu plus d’une heure, un acte et trois ou quatre personnages au maximum. En cela, la sérénade est une “action théâtrale” (mais aussi musicale) bien loin des développements d’un opéra.”
L'œuvre est certes concentrée mais loin d’être simplifiée, au contraire : “La difficulté et la complexité d’écriture orchestrale, surtout chez Haydn, expliquent pourquoi l'œuvre est considérée comme un opéra, insiste Alarcón. Il n'existe selon moi aucune Sérénade aussi aboutie sur le plan rhétorique que cette Isola. Donc, quand on dit que c'est un opéra, je ne dis rien et je souris car ça le mérite. C’est du bel canto au plus haut degré : le style napolitain avec des harmonies autrichiennes.”
Cette complexité, qui est une richesse, comme l’affirme et l’explique le maestro, est due à la très grande diversité du récitatif. Haydn y emploie pleinement quatre formes de récitatifs accompagnés (accompagnant le récit, plus proche de la narration et de la parole par rapport au chant suspendu de l’aria) :
- le recitativo secco (récitatif sec) avec un accord et ses notes identiques : Haydn demande ainsi un récit “à l’ancienne” encore plus près du parlando que le parlar cantando de Monteverdi et Cavalli qui était à l’origine de l’opéra ;
- le récitatif avec rythme pointé montrant une forme d’exubérance dans le geste théâtral, à l’intérieur d’un grand discours exacerbé ;
- le récitatif proche d’un arioso (lui-même entre le récit et l’air) où le tactus (la mesure) est fixe même si nous ne sommes pas dans une aria : comme dans les traditions baroques romaines, avec une animation de rythmes (les dactyles, spondées et autres configurations de rythmes courts et longs) ;
- enfin, le mélange d’arioso et d’aria, conservant une certaine intimité dans le chant.
“Mozart n’a pas composé de récitatifs accompagnés qui durent autant. On connaît certes des récitatifs légendaires, comme celui de Donna Elivra dans Don Giovanni mais il a en fait été ajouté pour Prague, bien plus tard : c’est à la fin de sa vie que Mozart écrit des récitatifs accompagnés extraordinaires, qui font penser en termes de qualité aux oratorios de Haendel (Jephtha, Theodora), à l’Oratorio de Noël (Bach) et donc à ceux de Haydn.” L’emploi des récitatifs est en soi capital pour saisir une œuvre, un style et une époque (même s’il impose bien des défis au maestro). “C’est la première chose que je regarde chez un compositeur, confie Leonardo García Alarcón : son récitatif accompagné. L'isola disabitata est selon moi le plus grand exemple dans l’histoire du récitatif accompagné, d’un discours total allant du début à la fin.”
La richesse en récitatifs dans cette œuvre est précieuse pour l’intrigue, et pour les interprètes, comme nous l’explique la soprano Kseniia Proshina : “Les récitatifs donnent tout son sens à l’œuvre et au drame, mais ils permettent également d'entendre en temps réel tout ce que pensent les personnages, cela correspond particulièrement à mon personnage de Silvia, qui est très pure et directe, exprimant ses ressentis sans filtres.” “Elle dit tout ce qu’elle pense et ressent : Silvia est pure, concorde Andrea Cueva Molnar qui interprète ce même personnage dans la seconde distribution. Elle représente la jeunesse, pleine de vie et enthousiaste, parfois naïve et innocente, mais elle voit les souffrances de sa sœur désemparée. Elle est confrontée à des états d’âme inconnus jusqu’alors, l’amour notamment. Le spectateur peut ainsi s’identifier au personnage.”
Cette concentration en récitatifs est évidemment très exigeante aussi pour les chanteurs, comme l’explique Tobias Westman (qui chante Gernando pour la seconde date de la production) : “il faut pleinement et assurément mettre ses qualités vocales au service du récit car c’est une conversation (par opposition à l’aria). Il faut savoir jouer avec sa voix et jouer de sa voix, pour souligner le désespoir et la joie.”
Le désespoir et la joie sont précisément les deux pôles, les deux “couleurs”, sur lesquels s’appuie l’autre ténor interprétant ce rôle (pour la première représentation) : Kiup Lee dont le répertoire est centré sur le bel canto de Mozart, qui visera plus tard davantage Rossini et Verdi, et entonne dès à présent du Donizetti dont il chante l’air virtuose de Tonio dans La Fille du Régiment, et celui touchant de Nemorino dans L’Elixir d’amour. L’enjeu est donc de transporter ces qualités vers le répertoire de Haydn (mais qui a l’avantage d’être une passerelle entre baroque, classicisme et pré-romantisme). “Dès le premier échange musical avec le maestro Alarcón, il nous a très précisément demandé de bien concentrer le texte et l’émotion du récitatif comme sur un accelerando (jamais lentement !) ce qui est excellent pour la concentration musicale et dramatique.” Tobias Westman le souligne et complète également sur le plan vocal : “La tessiture ne monte pas tant que cela, mais l’aria-arioso joue beaucoup sur la zone de passage et les coloratures qui doivent être très claires. Il faut donc beaucoup de sérénité dans le chant, offrir beauté et contrôle (loin des grands rôles dramatiques) : l’essentiel est la ligne et le contrôle fin de la voix, qu’il faut calibrer avec l’orchestre.” La richesse sonore renforce alors la profondeur des personnages : “les graves de la pure Silvia traduisent aussi ses pulsions” illustre Kseniia Proshina.
Si la place du récitatif accompagné est essentielle, c’est pour sa puissance et son utilité narrative mais aussi pour pleinement saisir l’esthétique et le fonctionnement musical concret de toute une époque : “J’ai toujours été très intéressé de voir comment les compositeurs traitent le récitatif accompagné car cela permet d’imaginer la place du compositeur, au clavecin.” Cette centralité du compositeur au clavecin, du “maestro al cembalo” est bien entendu capitale pour Leonardo García Alarcón : comme il nous le racontait dans notre précédente interview, la Suisse a même créé pour lui le diplôme de maestro al cembalo et lui en a confié la classe à Genève. Et pourtant, “Tous ces récitatifs imaginables sont ici déployés par l’orchestre, sans que le clavecin ne soit moteur. L’Isola est, en cela, comme une expérience de laboratoire sur l'indépendance de la basse continue dans les ensembles. Chez Mozart, le clavecin est indispensable dans tous ses opéras, jusques et y compris à son dernier qui est pourtant un opéra seria : La Clémence de Titus. Mais ce n’est pas du tout le cas dans cette Isola disabitata où règne l'indépendance du monde lyrique vis-à-vis de la basse continue. La texture orchestrale remplace celle du claveciniste. Je dois donc jouer et diriger.”
La direction musicale doit ainsi s’ouvrir à l’inconnu : “Je suis fasciné par la difficulté de cette pièce pour la direction : pour tout le récitatif accompagné, le chef doit définir les paramètres “ad libitum” “a piacere”, c’est-à-dire à sa guise, mais cela signifie donc en laissant les musiciens s’exprimer à leur guise, en les dirigeant (en les rattrapant parfois) de la manière la plus pragmatique qui soit. Le chef doit être compris par tous, mais sans perdre la liberté pour que les interprètes expriment leurs états d’âme. C’est pour cela que j'analyse, que je dissèque la partition comme sur une table d’opération : pour cerner exactement les outils dont s’est servi Haydn pour développer cette architecture. Seulement à ce moment puis-je transmettre aux chanteurs la manière d’analyser, de lire, de décoder ces récitatifs.”
La jeunesse à l’œuvre
Le travail, et le lien avec les instrumentistes et les chanteurs, est donc d’autant plus capital. Or ceux-ci sont des étudiants et académiciens pour cette production : l'Orchestre est composé de musiciens issus de l’Académie de l’Opéra national de Paris, de l’École Supérieure de Musique Bourgogne-Franche-Comté, des Conservatoires Nationaux de Paris et de Lyon, ainsi que de la Haute École de Musique de Genève. Les quatre solistes lyriques de chacune des deux dates/distributions sont également membres de l’Académie de l’Opéra national de Paris.
“Nous avons fait une séance de travail en amont, pour étudier avec eux toutes les parties concertantes. Puis dans la phase de répétition, nous partageons sur toutes les formes de récitatifs. C’est un travail passionnant. Je mesure la difficulté de cette pièce et les enjeux pour de jeunes musiciens, mais j’ai eu la chance (par un hasard de remplacement) de diriger les Académiciens de l’Opéra national de Paris pour Didon et Énée de Purcell lors du Festival Voix d'Automne à La Grange au Lac en octobre de l’année dernière. J’ai eu l’occasion de voir leur grande qualité d’artiste, c’est pourquoi j’ai accepté ce projet qui nous permet d’arriver au bout d’un travail si accompli.” Andrea Cueva Molnar qui chantait Belinda pour ce Didon et Enée témoigne de la passion communicative “tellement intense et enrichissante apportée par ce chef, qui est de surcroît extrêmement ouvert : pour nous aider à nous développer et mettre notre patte personnelle, développer nos choix d’interprétation dans un échange avec lui.”
Le maestro souligne d’emblée l’intérêt et la richesse (pour eux comme pour lui) de faire ainsi jouer de jeunes artistes en formation supérieure et professionnalisante, à commencer par le symbole même de “réunir ces prestigieux établissements artistiques de formation.
Nous cheminons avec un esprit de troupe comme je les aime, et il faut en outre se rappeler qu’ils ont l’âge des premiers interprètes de Mozart, Haydn, Rossini. La jeunesse amène avec elle son vécu, son bagage qu’on ne connaît pas et dont on se nourrit : ces jeunes artistes se nourrissent de notre expérience, mais ils nourrissent aussi la nôtre. Ils apportent et renforcent une nouvelle manière d’interpréter cette musique, sans les aprioris baroques, classiques romantiques : ils s’approprient la pièce comme si elle était écrite aujourd’hui.”
Confier les rôles de cet opéra aux artistes de l’Académie allie ainsi tout l’enthousiasme de la jeunesse et ceux du professionnalisme, et permet de bénéficier de la complicité entre ces artistes qui se connaissent. Tobias Westman et Andrea Cueva Molnar viennent tout juste de finir leur parcours de deux années à l'Académie, cette production leur permettant de jouer les prolongations. Kseniia Proshina, Ilanah Lobel-Torres et Kiup Lee l’ont également intégrée en septembre 2019, tandis qu’Alexander Ivanov (premier à interpréter Enrico) a rejoint ses camarades l'année dernière, et que Yiorgo Ioannou (deuxième Enrico) et Lise Nougier (deuxième Costanza) viennent tout juste d'y entrer.
“Nous nous connaissons et nous avons toujours plaisir à être ensemble, ce qui rend toujours la production meilleure”, affirme Tobias Westman. “Ce travail avec les collègues est précieux, confirme Kseniia Proshina : retrouver des collègues de l'Académie avec lesquels nous avons créé une énergie, c'est comme chanter avec des camarades, avec des amis. Le fait que tout le monde se connaisse, même dans la vie, permet beaucoup plus aisément et directement d'échanger et de trouver ensemble l'énergie commune, les bons accents. Nous retrouver et retrouver le public à Dijon résonne avec cette œuvre : c'est aussi symboliquement un message d'espoir car notre univers n’est plus une île déserte et isolée.”
Quatre personnages
Les solistes lyriques sont donc huit académiciens, répartis en deux quatuors jouant une date chacun. “Ces quatre solistes sont répartis entre deux femmes et deux hommes, rappelle le chef Alarcón. Les deux voix aiguës sont deux sopranos, l’une, Costanza, un peu plus dans un registre à la Donna Anna (plus développé, avec une plus grande maturité) tandis que sa sœur Silvia est plus proche de Zerline (avec une certaine légèreté, des coloratures, des choix métriques aussi qui la ramènent à un personnage plus jeune). Le ténor Gernando est plus héroïque et virtuose. Le baryton Enrico est aussi amené vers un registre d’écriture plus développé, une noble harmonie complexe qui l’enrichit d’autant.
La complémentarité définit donc ce quatuor et le répartit différemment, entre le plan dramatique (le mari, la femme, la sœur, le compagnon) et le plan vocal dans lequel deux rôles ont des langages plus sophistiqués (la femme et le compagnon) et deux autres rôles plus légers et plus mozartiens (le mari et la soeur). Haydn réfléchit beaucoup à cette complémentarité des rôles, qui renvoie aussi à une complémentarité entre rôles plus traditionnels et modernes.”
La comparaison que file Leonardo García Alarcón entre Haydn et Mozart est pleinement reprise par les solistes-académiciens de cette production, qui se l’approprient : Kseniia Proshina (qui incarnera Silvia) cite elle aussi d’emblée Zerlina comme point de comparaison, et détaille sa vision : “elle prend l’émoi du premier amour pour de la peur : ce sentiment est traduit musicalement par l’Orchestre qui laisse entendre comme un cœur qui bat”. “Ce personnage innocent qui tombe ainsi amoureux pour la première fois ressemble aussi à Juliette dans diverses versions d’opéras, renchérit Andrea Cueva Molnar, l’autre interprète du rôle, mais elle nous ressemble aussi à tous et toutes, à ce que nous pouvons ressentir sans filtres.” Tobias Westman qui alternera avec Kiup Lee en Gernando rapproche ce personnage de Don Ottavio qui est prêt au dévouement absolu pour Donna Anna malgré les doutes, mais aussi en partie de Ferrando (en rappelant bien entendu que le contexte moral de l’œuvre est totalement différent, si ce n’est opposé).
Le metteur en scène Luigi De Angelis présente les personnages dans une autre configuration, complémentaire : “L’Isola confronte avec ironie deux perspectives, entre le regard de Costanza, endurci comme si elle était devenue elle-même la pierre sur laquelle elle grave son message, et de l’autre côté la vision de Silvia rappelant celui de la biche (adoptée par Silvia, et qu’elle propose de confier à Costanza pour la consoler).”
Les ténors Kiup Lee et Tobias Westman, qui interpréteront le rôle de Gernando (respectivement les 27 et 28 novembre) ont chacun puisé leur propre inspiration du personnage, mais se rejoignent également autour de l’évidence du caractère. Kiup Lee s'inspire du personnage dans “son obstination, son cœur intègre pour l’amour mais aussi son action résolue pour retrouver un être cher, autant d’émotions qui sont très importantes pour moi (la recherche de l’être proche et perdu a beaucoup résonné pour moi avec ce que j’ai vécu en recherchant le souvenir d’un proche décédé).” Tobias Westman rappelle lui aussi que Gernando est “un homme volontaire et extrêmement sincère, sur lequel s’abat toute la malchance du monde, à commencer par échouer sur cette île et être fait prisonnier. C’est un personnage du temps : héroïque et tragique (lorsqu’il croit que Costanza a mis fin à ses jours, son premier instinct est de vouloir mourir sur le rocher-même où elle a gravé son nom). Peut-être qu’à notre époque, le réflexe serait plutôt de refaire sa vie, mais un tel romantisme est rafraîchissant à l’ère de Tinder (rires) ! C’est un bel aspect du personnage à développer : comment s’exprime un amoureux éperdu, qui croit enfin pouvoir retrouver son amante après 13 ans d’éloignement. Même si, en tant que ténor, nous sommes habitués à jouer des héros, ce personnage entraîne un grand élan de sympathie, fort agréable.”
Les sopranos Kseniia Proshina et Andrea Cueva Molnar se rejoignent autant sur leur incarnation (à tour de rôle) de Silvia, la petite sœur de Costanza. “J’adore son caractère, s'enthousiasme Kseniia Proshina : elle est pure et jeune. Je m’en sens proche car j’ai toujours été la petite de la famille. Elle nous invite à rester optimiste, à l’inverse de Costanza qui a perdu l’espoir.” Les deux autres rôles (Costanza et Enrico) seront confiés à Ilanah Lobel-Torres et Alexander Ivanov pour la première date, puis Lise Nougier et Yiorgo Ioannou pour la seconde.
Une île flottante
Les représentations étaient initialement prévues au Grand Théâtre mais les travaux intérieurs de modernisation qui y sont réalisés (dans la zone dédiée aux artistes et aux techniciens) ont été retardés suite à des difficultés d’approvisionnement en matières premières. La production est donc déplacée à l’Auditorium et concentrée en deux représentations au lieu de cinq. Ce changement de lieu n’est en tout cas pas un souci acoustique pour le chef d’orchestre : “L’Auditorium de Dijon est l’une des plus belles acoustiques du monde. J’y ai dirigé et enregistré des opéras, des concerts, des disques (un album Piazzolla paraîtra prochainement). Cette acoustique est comme une basilique, idéale pour donner vie à cette œuvre.”
Embarquement annoncé pour cette île les 27 et 28 novembre à l’Auditorium de Dijon.