Le pays des merveilles au Teatro Colón : Ravel et Mallarmé chantés par Mariana Rewerski
La pédagogie du chef vénézuélien Rodolfo Saglimbeni, présentant longuement son programme durant la première pause, n’est pas inutile à un public non spécialiste mais très heureux de retrouver le chemin des théâtres dans un contexte pandémique devenu plus favorable. À ce point satisfait d’ailleurs qu’il ne peut s’empêcher de manifester son enthousiasme et ses applaudissements à des moments inopportuns qui rompent parfois avec la magie de l’instant qu’un programme alléchant et leurs interprètes ont su imposer.
« Des pièces délicieuses »
Ce programme cohérent s’articule, en trois temps, autour de « pièces délicieuses » de l’entre-deux siècles, selon le mot du chef d’orchestre. D’une part, des morceaux d’Edward Elgar, compositeur britannique trop rarement entendu en Amérique latine : Chanson du Soir, Chanson du Matin et Salut d’amour sont composés à la fin du XIXe siècle mais exécutés ici dans leur version orchestrale (1901). Les Trois poèmes de Mallarmé de Ravel (1914) voient l’entrée en scène de la mezzo-soprano argentine Mariana Rewerski pour la deuxième partie de ce spectacle qui se prolonge enfin avec Ma mère l’Oye, œuvre du même Ravel. Si la version symphonique de cette pièce avait été récemment entendue au Colón, en 2019, déjà sous la baguette d’un chef vénézuélien (Manuel Hernández-Silva), c’est ici la musique du ballet homonyme (1912) qui se fait entendre, naturellement elle aussi inspirée des récits de Perrault, de Mesdames d’Aulnoy et Leprince de Beaumont, l’auteure, pour cette dernière, de La Belle et la Bête.
Le réveil de la Belle
Dans ce pays de merveilles, ce n’est pas Alice mais Mariana (Rewerski) qui accompagne le public dans un jardin hors du commun, où une poésie inouïe jusqu’ici retrouve son plein droit dans l’exubérance sonore qui est, pour l’époque, l’une des signatures de Ravel. Après Les illuminations de Rimbaud mises à l’honneur par Britten et Darío Schmunck sur la même scène en août dernier, c’est au tour de Mallarmé de trouver avec Ravel et Mariana Rewerski des interprètes ayant compris avec beaucoup de finesse la valeur et la richesse de l’art complexe et parfois hermétiquement sublime de l’auteur d’« Un coup de dé n’abolira jamais le hasard ». La partition des Trois poèmes est à l’image de l’écriture des textes choisis : « Soupir », « Placet futile » et « Surgi de la croupe et du bond » rendent compte de l’admiration qu’avait Ravel pour Mallarmé, comme Debussy, les deux compositeurs ayant rivalisé d’inventivité et de créativité pour mettre en musique ces textes hors du commun qui sont, après Rimbaud justement, une porte d’entrée dans la modernité.
Ces Trois poèmes sont écrits pour une voix de soprano, et la mezzo Mariana Rewerski relève donc le défi d’assumer de chanter ces pièces grâce à son amplitude vocale. L’émotion est palpable dès les premières émissions sonores. Les inflexions vocales sur « Soupir » révèlent une tessiture à l’aise dans les hauteurs, une voix claire, puissante et agile. Une prononciation ouverte découvre un timbre délicat et légèrement ambré, riche en harmoniques. Les phénomènes d’assonance sont rendus par une maîtrise remarquée dans l’articulation de l’ensemble de la chaîne vocalique, y compris sur les sons nasaux si redoutables pour les chanteurs hispanophones. « Placet futile », la seconde pièce, confirme cette familiarité avec le français, toutes les consonnes vibrantes (« baiser », « lèvres », « rouge ») sont fort audibles et facilitent la compréhension de cette langue mallarméenne. Ainsi, la discrimination des sons [s] et [z], le premier étant sifflant et le second vibrant, dans la première strophe, permet-elle de bien rendre et mettre en valeur les effets poétiques d’allitérations. La maîtrise vocale n’est pas que technique, elle est aussi stylistique et respectueuse du rythme et des accents de l’alexandrin : de subtiles et inattendues nuances de volume dans les pianissimi flattent les tympans, tandis que le forte, sur le dernier vers (« Princesse, nommez-nous… ») permet de projeter la puissance nécessaire à la chute du sonnet. Dans « Surgi de la croupe et du bond » enfin, Mariana Rewerski déploie beaucoup de grâce, d’enthousiasme et d’étrangeté par l’étendue d’un riche organe vocal. Les sons flûtés, en particulier, mettent en exergue le caractère hermétique et mystérieux du poème, empreint à la fois de délicatesse et de solennité. La mezzo reçoit de chaleureux applaudissements de la part d’auditeurs qui, pour beaucoup d’entre eux, sont charmés par une voix qu’ils découvrent avec délice. Le prélude à l’après-midi d’un fauve, en quelque sorte.
Les métamorphoses de la Bête
Il n’est point de Belle sans Bête, et c’est ici le grand fauve qu’est l'Orchestre permanent du Théâtre Colón qui assume ce rôle, tant sa ductilité, sa malléabilité lui permet de passer d’une atmosphère à l’autre, se métamorphosant dans sa configuration entre chaque pause des trois parties du programme. Interprétant Elgar, la rondeur orchestrale de cet organe vivant répond avec aisance, dans « Chanson de matin », aux gestes de son maître, le maestro Rodolfo Saglimbeni marquant avec souplesse mais fermeté le tempo à suivre. « Chanson de nuit » complète ce panorama sonore sous l’angle de l’harmonie et de l’équilibre des volumes, orienté par une direction fluide mais toujours soignée et attentive à la cohésion du groupe, comme en témoigne la propreté du finale. « Salut d’amour », par l’amplitude des gestes aériens du chef, marque la docilité d’instrumentistes respectant à la lettre les intentions de celui qui les mène à la baguette.
C’est une formation réduite à un piano, deux flûtes, deux clarinettes et un quatuor à cordes qui offre à la mezzo Mariana Rewerski une assise tout en douceur et en couleur, Rodolfo Saglimbeni menant cet ensemble avec un soin apporté à l’équilibre entre la voix et l’orchestre et aux couleurs propres à chaque famille d’instruments. Dans Ma mère l’Oye, les audaces chromatiques paraissent celles du fauvisme. La subtilité des formes et des contrastes sonores est au service de la fantaisie : la profondeur des contrebasses, l’éclat des percussions, la précision des effets des violons et des altos, avec un premier violon en tête de pont stylistique, la loyauté et l’agilité des vents, tout concourt à la beauté d’une pièce qui se termine, et c’est le cas de le dire, en « Apothéose », tant la prestation de l’orchestre et de son chef, retranché parmi les siens pour ne former qu’une seule entité à têtes multiples lors d’applaudissements fort nourris, émerveille un auditoire absolument conquis par le pays enchanté qu’il vient de traverser.