Pelléas et Mélisande au TCE : l’eau noire et obsédante de la rouille
La scénographie d’Eric Ruf donne tout de suite le ton à la soirée : un immense silo creux, rouillé, placé frontalement au public, ombre aussi inquiétante qu’imposante, prend toute la scène. Nul ne sait s'il s’agit du château d’Allemonde ou d’un hangar de pêche abandonné. Au centre, un bassin se détache du plateau, en demi-lune, contenant une eau noire et stagnante. « J’aime l’idée d’une marée basse suspendue à son niveau le plus bas, à ces mortes eaux, comme un poumon exténué », explique le metteur en scène. Et c’est dans cette monotone suspension que déambulent les personnages, entre "clarté" et "obscurité", tendant vers l’une et l’autre, vidant de son sens aussi bien cette opposition que celle, plus inquiétante encore, qui sépare la vie de la mort.
Guidée par une gestuelle précise et sobre, la mise en scène offre une grande lisibilité, laissant au texte de Maeterlinck toute sa richesse sans jamais imposer de lecture univoque ou appuyée. Certaines images restent à l’esprit : l’arbre frêle sur lequel se suspend Yniold pour épier la chambre de Mélisande, la lumière orangée et chaude qui émane de cette chambre comme d’un tableau de Klimt, les bateaux en papier blanc qu’Yniold traîne derrière lui en jouant dans l’étang noir. Autant de trouvailles d’une simplicité immédiate, d’une expressivité multiple, taillant une histoire dans le bruissement du symbolisme.
Bien qu’étant aphone ce soir, Patricia Petibon accepte de jouer Mélisande tandis que Vannina Santoni, appelée en urgence et enceinte de huit mois, relève le défi de chanter le rôle depuis le bord de la scène. Le résultat, déconcertant au début, finit par apporter au personnage énigmatique une aura particulière : corps expressif, à la fois muet et chantant, suffisant pour attirer Golaud et Pelléas. La voix de la chanteuse séduit par son expressivité jamais apprêtée, ciselant les répliques du personnage féminin avec une musicalité qui émeut d’autant plus qu’elle n’est jamais gratuite. Le timbre est rond, brillant, les nuances précises, et -si ce n’est par moment des graves un peu confidentiels ou un vibrato un peu trop serré dans l’aigu- l’ensemble apporte à Mélisande une jeunesse et une spontanéité bienvenues. Petibon, quant à elle, prête sa rousseur étincelante, jurant avec la grisaille ambiante, et la beauté lyrique de sa gestuelle, toujours à propos. Ici, Mélisande est une figure qui reprend à l’icône de mode (robes à paillettes dessinées par Christian Lacroix) sa force d’attraction et de fascination, alors que tourne autour d’elle une tradition chevaleresque délavée.
Le Pelléas de Stanislas de Barbeyrac a pour lui un physique de jeune premier mais également un engagement scénique et vocal très cohérent. Le personnage, obsédé par l’eau stagnante, tantôt jouant avec, tantôt se mirant dedans, voire se suspendant au-dessus, finit par y plonger -égorgé par Golaud dans un geste d’une violence saisissante. Entre fougue amoureuse et dépression héréditaire, le chanteur parvient à transmettre toute l’ambiguïté de son personnage, à la fois emporté et impuissant. La voix vaillante sait elle aussi s’alléger dans les passages les plus intimes. Si l’articulation prend parfois le pas sur le phrasé, décolorant certaines voyelles, la ligne de chant reste séduisante et ronde.
Le sexagénaire Simon Keenlyside propose un Golaud plus théâtral que vocal, sachant très bien passer de la déclamation au chant, avec une facilité agréable et expressive. Néanmoins, le registre aigu est souvent couvert d’un voile sourd et certains graves sont peu audibles s’ils ne sont émis avec force. Le personnage, lui, dégage une dureté et une douleur émouvantes, allant jusqu’au fratricide avec d’autant plus d’effroi dans sa jalousie angoissée.
Jean Teitgen est un Arkel au timbre d’airain somptueusement projeté. Le personnage est suffisamment dessiné pour émouvoir dans la scène finale, notamment lorsqu’il amène son nouveau né à Mélisande, accompagnant par la douceur de ses inflexions les derniers instants du personnage.
Lucile Richardot est une Geneviève expressive avec une voix un brin engorgée qui parvient à lire la lettre de Golaud comme une mélodie ou un Lied sans en oublier l’implication dramatique. Un manque de puissance ne permet hélas pas de profiter des passages plus lyriques de sa partition.
Chloé Briot est un Yniold très crédible, notamment parce qu’elle ne joue pas à l’enfant mais le signifie par un travail quasi brechtien, évoquant par sa gestuelle l’enfance et le jeu. La voix est ronde, sombre, brillante, et semble émise sans peine même lorsque la chanteuse est accroupie sur la branche de l’arbre. Le vibrato de Thibault de Damas peine à se stabiliser et la voix sonne un peu trop glottique avec un timbre artificiel, manquant ainsi de relief dans le rôle du médecin (malgré un grain attrayant et chaud).
À la tête de son ensemble Les Siècles, François-Xavier Roth surprend pour deux raisons. La première, un peu gênante et trop symphoniste, est sa tendance à couvrir les voix assez systématiquement dans les passages les plus intenses. La seconde est le parti pris, très efficace, de tirer l’orchestration debussyste non pas vers un lyrisme éprouvé mais, bien au contraire, de faire naître de la masse orchestrale une sécheresse qui vient renforcer l’implacabilité du drame qui se joue. Les silences, importants dans cette œuvre, sont d’autant plus perceptibles que le jeu parfois grinçant des instrumentistes arrache l’oreille de l’auditeur à un a priori lisse et harmonieux du son. Ici, comme pour la mise en scène, tout rouille, tout se délite irrévocablement et le mouvement même de l’orchestre boite.
Le public ovationne ce spectacle puissant et cathartique. L’image de Mélisande, enlaçant son bébé, mourant de cette étreinte, dans un lit plongé dans l’eau noire d’Allemonde reste présente longtemps après les dernières mesures de l’opéra.