Création roumaine de La Ville morte pour un double anniversaire au Festival Enescu
Si Bayreuth est la ville de Wagner (mais aussi désormais et de nouveau du baroque), Bucarest est certainement celle d'Enescu : une des plus belles maisons de la capitale abrite son musée (avec le siège de l'Union des compositeurs dont il est le fondateur), le plus grand orchestre symphonique porte son nom, tout comme de nombreux conservatoires du pays. Cette omniprésence se voit d'autant plus renforcée en cette année qui fête une édition anniversaire du Festival et les 140 ans depuis la naissance du compositeur. Les forces et les moyens sont investis pour que cet événement rehausse encore son grand rayonnement international, avec les plus grands ensembles et solistes planétaires qui affluent à Bucarest, dans des programmes artistiques qui intègrent une vaste partie de son catalogue.
En cette "année Enescu/Enesco", les deux orthographes des deux pays de résidence du compositeur mort à Paris, la France et la Roumanie, se joignent en cette célébration. L'Opéra national de Paris présentera Œdipe d'Enesco dans quelques jours, dans cette maison qui vit naître l'opus (qui effectuera le passage de Garnier à Bastille). En parallèle, le Festival qui se déroule sous le haut patronage du Président roumain Klaus Iohannis, et soutenu par un message d'hommage d'Emmanuel Macron, invite un grand nombre d'artistes français. L'un d'entre eux est le chef d'orchestre Frédéric Chaslin qui dirige l'Orchestre philharmonique George Enescu dans l'opéra La Ville morte de Korngold en version de concert, œuvre jamais interprétée sur le sol roumain. Ce concert s'inscrit dans un cycle de découvertes et de créations roumaines d'opéras internationaux du début du XXe siècle (et pas seulement), tels que Der Zwerg (Le Nain) de Zemlinsky parmi d'autres.
L'immense salle du Grand Palais de Bucarest (Sala Palatului : salle du Palais), qui peut accueillir jusqu'à 4.000 spectateurs, reçoit de nombreux événements dont celui de ce soir, quoiqu'il s'agisse d'une salle de congrès à l'acoustique plutôt défavorable aux exploits musicaux non amplifiés. De ce fait, l'ensemble de l'effectif est couvert de microphones. Frédéric Chaslin dirige énergiquement l'Orchestre, convaincant et puissant, avec et sans l'aide de la technologie. Aucune section ne défaille, les cuivres et les cordes excellent dans leur prestation. En revanche, le Chœur Enescu est moins persuasif, surtout les pupitres féminins qui peinent dans les aigus, avec une intonation fragile et un rythme déséquilibré. En tutti, les choristes sonnent plus cohérents et assurés.
Le plateau de solistes est mené par la soprano roumaine Cristina Pasaroiu en Marietta. Son appareil est bien posé, nourri et durable. Les aigus sont justes et pointus, au timbre solaire. Son expression prosodique est bien soignée et l'expression vocale est dramatique, même si son potentiel n'est pas exploité au maximum. Le duo d'amour avec Paul offre le sommet de son art, chanté avec beaucoup de tendresse et de sensibilité musicale.
Le ténor suisse Rolf Romei en Paul impressionne par sa palette expressive très variée, qui se joint à sa prononciation exceptionnelle du texte. Son allemand chanté et parlé est articulé et éloquent, le timbre clair et lyrique. Cependant, ses aigus sont voilés, rauques et fragiles tout au long de la soirée. Vers la fin du drame, sa force diminue et il conclut le concert dans un ton plus modeste.
Markus Werba chante le rôle de Frank avec énergie et assurance. Ses graves sont charnus et sombres, comme son personnage au deuxième acte. Il articule savamment les consonnes et entonne sa partie avec précision. Kismara Pezzati en Brigitta est une mezzo-soprano tendre et lumineuse. Elle s'épanouit dans les aigus, tandis que les graves restent sans appui. Son allemand est solide, mais la projection manque de force.
Ilya Selivanov en Comte Albert est un ténor dégageant une sonorité polychrome et bien appuyée, à côté d'un Fritz (le baryton Florin Estefan) assez étoffé, profond et robuste. Michael Gniffke (Victorin) est un ténor chaleureux et rond dont la ligne est volatile et enjouée. Enfin, le couple formé par Juliette (Diana Tugui, soprano) et Lucienne (Stéphanie Houtzeel, mezzo) s'aligne harmonieusement en duo, rythmiquement pointu.
Le concert est enrichi d'une projection vidéo qui met en scène les images oniriques d'un milieu urbain, superposées avec celles des humains qui s'y égarent (à l'instar du film Inception de Christopher Nolan), transposant ainsi l'état rêveur du protagoniste Paul, tourmenté par la mort récente de sa femme Marie. La réalisation vidéographique est élaborée et représente une œuvre à part, mais sans apporter une valeur ajoutée à la prestation musicale.
Le public dans cette immense salle du Grand Palatului applaudit chaleureusement les artistes pour cette création roumaine de La Ville morte.