Nuit de la Mélodie et du Lied à Royaumont : séculaire ou séculier ?
L'Académie Orsay-Royaumont s'inscrit dans une histoire séculaire : la rencontre d'un lieu construit au XIIIe siècle (l'Abbaye de Royaumont) et d'un répertoire contemporain des collections du Musée d'Orsay (la mélodie et le Lied hérités du XIXe siècle). Les siècles résonnent ainsi avec les siècles par cette Académie formée -et formant- de jeunes duos piano/voix, travaillant et se produisant en concert dans ces lieux chargés d'arts et d'histoire. La spiritualité de cette Abbaye offre aux interprètes une résidence idyllique, qui semble arrêter le temps pour mieux le remonter. La musique a effectivement trouvé depuis des siècles sa place dans cette abbaye cistercienne : cet ordre étant féru de musique et cette abbaye étant devenue au XXe siècle un lieu de concert. L'artistique épouse ainsi le séculaire, mais l'acoustique ne se marie pas autant au séculier.
En effet, si la musique se déploie depuis plusieurs siècles (le séculaire) dans ces lieux sacrés, un répertoire tel que celui de la mélodie piano/voix est à l'origine fait pour les salons bourgeois (lieu "séculier" : laïque). L'acoustique du Réfectoire des moines (grande salle dans laquelle étaient lus les Évangiles pendant les repas collectifs) est ainsi tout l'inverse de l'acoustique des salons qui accueillaient ces mélodies. Certaines pièces, notamment au programme ce soir, se déployaient certes au-delà des salons avec des dimensions lyriques davantage faites pour la salle de concert, mais pas pour des acoustiques aussi résonantes que celle d'une salle à manger monastique.
L'intérêt et l'enjeu de ce concert sont donc doubles pour les auditeurs et pour les interprètes : s'adapter à une expression particulière, différente voire en opposition avec les habitudes et l'essence du style. Les huit interprètes de ce concert y parviennent avec leurs identités propres (très distinctes) mais avec aussi des caractéristiques communes et notamment une grande conscience de l'articulation et de la projection, pour passer dans cette acoustique résonante.
Pourtant, ces voix et ces pianistes d'Académie sont aussi sélectionnés pour leur lyrisme mais, justement grâce à leur travail commun en ces lieux, chacun et chaque duo prend garde de sculpter les phrasés de ses lèvres et de ses doigts, de manière à rester intelligible sans renier le caractère fougueux de ce répertoire romantique ou post-romantique.
Face à l'oxymore composé par le répertoire et le lieu, la soprano Victoire Bunel déploie une voix oxymore : tubée presque assourdie dans l'assise vocale mais avec des aigus irisés. La voix est lyrique, amplement vibrée et densément timbrée. Le son tout aussi riche de son pianiste Gaspard Dehaene est "noyé de pédale" comme le demandent certains des compositeurs de ce répertoire, mais pour un salon plus que pour un réfectoire. L'instrumentiste compense en avançant sur le rythme, presque jusqu'à presser mais sans négliger les longues résonances des accords. Toutefois, les deux musiciens, comme leurs collègues, travaillent et corrigent leur conscience de la projection dans cette résonance. Le pianiste fait notamment ressortir les motifs et thèmes musicaux de La Bonne Chanson (cycle de Fauré qui forme le programme de ce premier duo), rappelant ainsi combien l'accompagnement d'une telle partition est une œuvre en soi. Quelle que soit l'acoustique, le piano et la voix trouvent dès lors à dialoguer et à s'unir : l'abbaye rappelant même combien cette union est sacrée.
La sacralité est incarnée avec évidence par la part angélique de la voix de contre-ténor avec le duo suivant. Paul-Antoine Bénos-Djian profite notamment du chant ouvert par Jaroussky lorsque ce fameux contre-ténor enregistra (non sans intriguer en raison de sa tessiture rattachée à l'église et donc à l'inverse du salon) des mélodies françaises, et notamment Fauré qui fait le lien entre les deux premiers duos. Son "tube" Les Berceaux est chanté par Paul-Antoine Bénos-Djian avec un certain dramatisme dans l'ancrage du médium mais des aigus raccourcis (un peu trop bas et trop courts). L'incarnation dramatique est toutefois constante, se projetant du corps tout en se tenant d'une main au piano. L'instrument tenu par Lucie Sansen lui offre en effet un appui de couleurs et d'émotion dans la partie florale du programme ("Pourquoi vois-je pâlir la rose parfumée" de Ropartz et "Le temps des lilas" de Chausson) mais n'agrippe pas les rythmes argentins (Guastavino et Ginastera).
Le ténor Kaëlig Boché n'a besoin d'aucun appui, au contraire : son assise lyrique est si puissante qu'elle en fait bouger son médium vibré. La voix se déploie dans le réfectoire à l'image de la mer qu'il chante lui aussi (faisant le lien programmatique avec le deuxième duo). L'élément marin illustré musicalement met aussi au défi la pianiste Jeanne Vallée en termes de régularité. Cela ne l'empêche toutefois pas de déployer elle aussi un grand horizon musical. Leur duo va jusqu'au carnassier des requins ("Pour que les lèvres de mensonge Servent de pâture aux requins !" concluant La Mauvaise prière de Louis Aubert), mais comme pour le duo suivant et dernier, le programme a la sagacité de finir sur une note de légèreté, dans l'esprit au moins car la voix reste puissante pour interpréter un morceau résumant toute la performance : "Le petit garçon trop bien portant" (de Poulenc).
Enfin, la mezzo-soprano Grace Durham et le pianiste Edward Liddall referment de la même manière leur tour de chant, avec "Tout gai !" de Ravel. Avant cela, les trois mélodies de Dvořák sont franchement lyriques, et interprétées franchement ainsi, avec une voix opératique et un piano orchestral. Mais les deux musiciens démontrent là encore combien la matière sonore peut se déployer à mesure que la projection est précisément focalisée. La focalisation sonore déployée est à l'image de l'articulation, précise et rythmique, sur le rythme musical.
Le public applaudit ainsi non seulement les quatre duos réunis pour le salut final, mais la réunion du "séculier" et du "régulier" pour ces artistes faisant vivre dans notre siècle les règles de la mélodie et du lyrisme.