Sacrées Re-Découvertes musicales en Périgord Noir
Un oratorio de Hasse, ce n'est bien entendu pas une grotte de Lascaux, et pourtant, une résonance artistique transdisciplinaire et transhistorique se dessine comme seule la culture peut en composer entre les œuvres du génie humain. La présence réunie sur ces terres, à travers des millénaires, de trésors rupestres et baroques, picturaux, architecturaux ou musicaux, tous sacrés : tout cela compose un "territoire" culturel essentiel, rendant d'autant plus enthousiasmante sa reprise que son arrêt était tragique.
La reprise est ainsi célébrée ici comme des retrouvailles au goût de redécouverte du plaisir artistique, mais aussi de voix et d'un répertoire. Car si l'oratorio consacré à Saint Pierre et Sainte Marie-Madeleine ici proposé n'a pas été littéralement redécouvert comme une grotte mystique, c'est en raison de l'immense popularité du compositeur Hasse en son temps. Mais justement, le déclin de sa popularité fut à ce point brutal que chaque programmation de ses œuvres a un goût de renouveau (notamment un oratorio de celui qui conquit la gloire pour ses opéras serias). La redécouverte est également et enfin rehaussée par le choix et l'initiative de la Directrice artistique de ce Festival du Périgord Noir, Veronique Iaciu, et du Directeur musical de son Académie, Iñaki Encina Oyón. Les parties chantées sont exclusivement confiées à des femmes, ce choix résonnant avec le projet "Elles font l'art en Nouvelle-Aquitaine" (collectif en lien avec le Festival), et rappellent que l'œuvre fut écrite pour les jeunes femmes d'un hospice de Venise, comme en composa Vivaldi par exemple (et comment ne pas faire le parallèle entre ces 12 jeunes femmes ravivant cette partition, et les quatre jeunes hommes qui, il y a 81 ans à quelques kilomètres de là, ramenaient la lumière dans la grotte de Lascaux ?).
L'œuvre, les interprètes et les lieux s'accordent ainsi, sur ce territoire et jusque dans les qualités esthétiques et acoustiques de cette abbaye augustinienne romano-gothique accueillant le concert. La direction savante et investie, noble et intense d'Iñaki Encina Oyón guide et transporte cet orchestre à cordes avec claviers. Les motifs et phrasés précis font résonner d'une juste ampleur les bouillonnements expressifs (malgré quelques glissements d'archets dans des aigus, et des fins de résonances retombant beaucoup). D'emblée, l'œuvre s'ouvre sur une lamentation s'élevant et retombant, puis se relevant à nouveau (symbolisant la douleur et l'espoir), dans une musique qui semble déjà connue tant elle est expressive et dans les canons du genre. La partition ressemble à un Stabat Mater qui aurait les dimensions d'un opéra, et pour causes : l'oratorio rappelle ici combien il peut infiniment s'approcher d'un opéra seria, avec l'enchaînement de récitatifs et d'arias très ornées, mais en latin et avec un sujet religieux. Le sujet est justement celui d'un Stabat, à ceci près que ce sont ici Saint Pierre et Sainte Marie-Madeleine qui chantent leurs douleurs, un peu plus loin, en apprenant la crucifixion. Pierre est la pierre sur laquelle Hasse bâtit son oratorio, puis c'est Marie-Madeleine, et le passage de relais est matérialisé par un immense duo, sommet de l'ouvrage (où les deux personnages font une surenchère à qui se fera le plus de reproches contrits). Les voix de leurs interprètes s'unissent et se soutiennent dans l'intensité lyrique constante nourrissant le recueillement.
Posant pour partition sa tablette numérique sur le pupitre, telle la tablette de la loi, Julie Nemer (notamment formée en Allemagne) en Saint Pierre ne laisse personne de marbre. La mezzo déploie la double expressivité de son personnage, d'une intense douleur retenue, guidée vers la prière et l'espérance. Le médium structure son chant qui appuie ainsi toutes ses phrases de couleurs recueillies mais déployées avec un grand phrasé.
La soprano italienne Giulia Montanari incarnant Marie Madeleine impose d'emblée sa présence vocale dans l'acoustique, avec à la fois précision et appui sur les résonances (comme le fait l'orchestre, avec et sur lui). Le timbre cuivré est intense jusqu'au bout de la ligne (hormis vers la fin des longues interventions). Le vibrato ample et homogène se déploie même avec intensité dans les récitatifs.
La soprano argentine Jaia Nurit Niborski dispose de toutes les notes requises pour la partie de Maria Jacobi (ce qui n'est pas peu dire, tant les rôles exigent ici des déploiements vocaux démesurés en amplitude et virtuosité). Passant par un médium un peu en retrait pour bondir d'autant mieux vers ses fréquents aigus, elle déploie à la fois ses accents marqués et des tenues radieuses, vibrées et vibrantes.
Maria Salome demande à la mezzo catalane Mercè Bruguera Abelló de longues sections dans le grave contralto aussi bien que de très larges et rapides alternances avec l'aigu. Sa voix pose des bases sonnantes (mais en relâchant un peu les voyelles). Le médium monte avec joie vers l'aigu vibré, mais le ton reste sentencieux, représentant l'autorité morale du personnage plus que sa souffrance.
Sara Sedano venue du Pérou incarne Joseph d'Arimathie et ne vient que pour un récitatif et aria, le temps de s'imposer en balayant toutes les intensités, toute sa tessiture (et même plusieurs : de certains graves réservés au contralto à des aigus de soprano). La voix est opulente, ample d'un épais velours y compris sur l'aigu resplendissant.
L'œuvre est ici divisée en deux parties, le temps d'un réaccordage des instruments et d'une reconfiguration des voix : les chanteuses solistes sortent et se joignent aux autres pour former le chœur en arrière-scène. L'œuvre devient alors un grand chœur menant vers la prière et ponctué de grands solos (sans personnages).
La soprano Alba Fernández Cano très appliquée et impliquée déploie une portée claironnante mais dont les fréquents decrescendi perdent en matière. L'autre soprano soliste de ce grand Miserere choral, l'Ukrainienne Evelina Liubonko place si bien sa ligne vocale qu'elle semble venir de différents endroits par la diffraction du son, d'autant que le phrasé est d'une élégance radieuse. Enfin, l'alto bolivienne Angélica Monje Torrez déploie un impressionnant grave charpenté tout en articulant clairement.
L'œuvre et son interprétation, le Festival et la reprise de la culture sont acclamés par un public qui mesure combien avoir pu réunir ainsi des artistes de 15 nationalités pour un tel résultat obtenu en 7 jours de travail tient aussi du miracle (avec pour disciples Johannes Pramsohlerr responsable des cordes avec le soutien du violoncelliste Marco Frezzato, ainsi que les chefs de chant Carlos Aransay et le bien-nommé Benoit Babel, en cette Tour de Babel musicale où les langues de travail se mélangent et s'unissent dans le chant latin).