Powder Her Face, opéra sans fard à l'Athénée
L'Athénée referme sa saison 2020/2021 (la dernière du directeur Patrice Martinet) raccourcie par la crise sanitaire à une poignée de soirées du 30 septembre à mi-octobre 2020 puis de la mi-mai à ce mois de juin, mais particulièrement intense : après les Sept péchés capitaux, un double Lundi Musical, Pelléas et Mélisande (et avant Salomé), le Théâtre de Louis Jouvet propose une reprise d'opéra contemporain majeur, poursuivant là encore une marque de la maison et rappelant que l'opéra d'aujourd'hui, bel et bien vivant, produit encore des chefs-d'œuvre (l'Athénée programmait Philip Glass en décembre dernier avec La Belle et la Bête sur le film de Jean Cocteau, et reprenait entre autres Into the Little Hill de George Benjamin en 2019 que nous avions interviewé pour cette occasion).
Powder Her Face est le premier opéra de Thomas Adès, qui a également composé, depuis, La Tempête d'après Shakespeare créée au Royal Opera House de Londres en 2004 et en 2016 L'Ange Exterminateur d'après le film de Luis Buñuel, commandé par le ROH, le Met et le Théâtre royal danois (des œuvres qui ont déjà connu plusieurs versions scéniques différentes et reprises, preuve de leur succès).

Les équipes du Nouvel Opéra Fribourg poursuivent la démonstration que Powder Her Face est entrée dans le répertoire en allant jusqu'à proposer ici une version mise en mouvements recyclant la palette de couleurs qu'ils utilisaient en 2019 pour "The importance of being earnest" signé d'après Oscar Wilde par un autre compositeur contemporain à suivre (Gerald Barry). Les liens entre ces deux œuvres sont en effet patents, toutes les deux résumées en "une critique des hypocrisies de haute société". Les couleurs pastels du tartan sont ici simplement décroisées et présentées en grands panneaux verticaux, comme une palette de maquillage (explicitant le jeu de mot dans le titre de l'opéra : la face poudrée est celle de la Duchesse séductrice mais aussi celle de cette société qui cache sa violence sous une morale de surface). Un grand lit tournant avec un téléphone rose et des miroirs défilant complètent la mise en scène sobre et symbolique.


Powder Her Face (dont l'argument est disponible ici) fait ainsi le lien entre toutes les femmes brimées pour leur liberté (a fortiori sentimentale et sensuelle), depuis l'ère pré-élisabéthaine en passant par La Traviata, et jusqu'à cette Margaret Campbell Duchesse d'Argyll (1912-1993) jetée, par son mari et la société, à la rue pour s'être comportée comme une "fille des rues". L'histoire trace donc également un lien entre les femmes opprimées représentées à l'opéra, références que la musique prolonge ici vers une partition apparemment éclectique (mêlant classique-jazz-fanfare, savant et populaire dans une rencontre des mondes aux goûts d'interdits résonnant avec la passion de la Duchesse pour les laquais). L'Orchestre de Chambre Fribourgeois sous la direction limpide, constante et dynamique de Jérôme Kuhn déploie les richesses sonores du bruitisme à la sensualité, souvent avec intensité, parfois dans un petit capharnaüm qui empêche de percevoir la subtilité de cette richesse musicale.
Sophie Marilley incarne l'héroïne déchue avec une apparence certes calquée sur celle de la Duchesse mais empruntant surtout à Sarah Bernhardt et à La Callas. L'interprète leur emprunte même un peu de jeu et de voix. Son médium paraît d'abord un peu en retrait, mais elle doit en fait simplement se débarrasser d'une petite gêne au fond de la gorge en toussant, pour mieux déployer le fameux (infamous dit-on en anglais) nouvel air de la flûte enchantée que la mise en scène traite avec subtilité et décalage (la Duchesse et le serveur sont côté-à-côté, privilégiant le mime jusqu'à ce que des jets de fumée jaillissent de la braguette du jeune homme). Cette scène désormais célèbre étant le seul moment un peu osé de l'œuvre et de la mise en scène, a fortiori ainsi traité, la violence est surtout celle d'une morale glaciale et il apparaît donc étonnant que ce spectacle soit "déconseillé aux moins de 16 ans", eux qui sont exposés quotidiennement à des violences tout autres et sans la dimension artistique : la preuve sans doute que notre société n'a pas tant évolué que cela depuis l'époque de cette femme humiliée.

Les trois autres interprètes assument la galerie des personnages. Alison Scherzer est tour à tour la servante, la journaliste, et surtout la bonne-à-tout-faire avec sa voix-à-tout-faire. Sa première intervention vocale est un rire qui déploie pourtant d'emblée l'union entre jeu, parole naturelle et lyrique-colorature (en pleine harmonie avec l'attitude vocale et théâtrale d'une poupée Olympia). L'aigu virevolte sur une voix complète, d'une grande agilité rythmique et chromatique. Cette servante déploie ses grands airs lyriques, tout en prenant ses grands airs (rêvant qu'elle devient sa maîtresse).

L'artiste américano-kazakh tout simplement nommé "Timur" campe les rôles d'électricien et de servant, y compris celui du room service, payé et gâté par la duchesse. Sa voix de ténor est très pincée, mais avec un placement de fait constant et agile sur toute la tessiture (d'autant qu'il peut ainsi insister sur les effets sonores de sensualité ou de grivoiserie).

Le mari joue également plusieurs rôles, ceux d'autorité (gérant d'hôtel et juge/procureur, rappelant que la Duchesse avait perdu d'avance). Cette présence menaçante est renforcée par toutes ses entrées et sorties, effectuées dans la fumée et l'obscurité du fond de scène. Sa partition a la particularité d'exiger des tenues de notes parmi les plus longues de tout le répertoire. Graeme Danby ne leur donne pas toute leur matière et volume, mais il les mène à leur terme ce qui est déjà en soi un haut-fait. Ses autres interventions, à l'inverse, lui font balayer plusieurs ambitus, du grave profond à la voix de tête, montrant ainsi sa grande gamme vocale et sa maîtrise des effets sonores y compris la voix volontairement étranglée.

Le spectacle s'achève en jetant la Duchesse, de l'hôtel où elle s'était réfugiée, à la rue. Les trois autres interprètes s'habillent et se maquillent comme elle, s'installant à ses côtés et nous le rappelant ainsi : nous sommes tous des Duchesses d'Argyll face aux mœurs de fer.