Pelléas et Mélisande, piscine privée à l'Athénée
Le plateau annonce d'emblée la couleur, tout se déroule ici dans une piscine vide. Le spectateur qui viendrait voir ce spectacle sans connaître par cœur l'œuvre de Maurice Maeterlinck et de Claude Debussy s'écraserait ainsi assurément dans le bassin de cette création tous azimuts, mais pour qui apporte lui-même son propre bain de souvenirs (car aimer Pelléas et Mélisande, c'est comme être immergé constamment dans cette musicalité du texte et des sons), le résultat et le processus de cette création est fascinant : à l'image -tout en étant complètement différent- des deux précédents projets mis en scène par Julien Chavaz à l'Athénée (Moscou Paradis et The Importance of being Earnest).
Les (re)créateurs de ce spectacle ont coupé et découpé le texte et la musique, au point que le résultat tient en 1h15 seulement (à comparer aux 2h45 que durent l'opéra). L'intrigue saute donc ici en enchaînant les épisodes marquants de l'opéra. Les créateurs découpent et coupent certaines phrases essentielles des œuvres d'origine, dans le sens où une phrase du texte de Maeterlinck ou bien une phrase musicale de Debussy (parfois les deux en concordances) est extraite et présentée (rarement) telle quelle, mais surtout dans le sens où ces phrases sont hachées, triturées, parasitées, superposées avec d'autres.
Le rendu sonore est ainsi très découpé et très varié à la fois, suivant dans les très grandes largeurs le synopsis de Pelléas et Mélisande, avec pour ligne d'eau quelques citations de Maeterlinck et Debussy, mais aussi et surtout d'univers tout autres. Le son est très travaillé par l'électronique, aussi bien pour les voix (toutes au microphone) que pour l'ambiance sonore, qui mêle des bruits d'animaux avec des musiques de jeux vidéo (parfois simplement le son d'une console qui s'allume), ou des musiques électroniques : rappelant une pool party (fête avec DJ autour d'une piscine) et l'Athénée accomplissant ainsi l'exploit de rouvrir non seulement un théâtre mais aussi une piscine et même une boite de nuit. Certaines répliques de Maeterlinck (y compris parmi celles qui n'ont pas été retenues dans le livret de Debussy) sont ainsi réduites à quelques mots, ou bien volontairement déformées (par des effets sonores et des decrescendi) jusqu'à l'inaudible. Certains dialogues n'émergent qu'avec une partie des interventions d'un des interlocuteurs (et parfois les répliques de l'autre reviennent plus tard en écho, en superpositions, en brumes et brouillards sonores). En somme, ce projet exige du spectateur une connaissance plus-que-parfaite, absolue et intime, du texte de Maeterlinck et de la partition de Debussy, pour retracer les fils de cette histoire, savoir ce qui appartient aux originaux, ce qui en est une déformation et tout ce qui n'a de rapport que très distant, voire aucun.
Les interprètes de ce spectacle incarnent les personnages du drame avec là aussi des décalages mais qu'ils assument pleinement, autant que leurs costumes dans ce décor. Pelléas, Mélisande, Golaud, Arkel et Yniold (Geneviève étant une voix enregistrée) en juste-au-corps déteints transforment les personnages en monstres grouillant au fond et au bord de cette piscine (rendue verte-vase puis jaune-vespasienne) qui ne contient que des sacs poubelle bleus. Les monstres n'en sont parfois que plus touchants (rappelant l'émouvante grenouille dans Platée de Rameau).
Ces interprètes sont tous amplifiés par micro, ce qui ne les empêche pas de déployer leurs voix, parlées et chantées, avec même quelque lyrisme. Sarah Defrise, Mélisande décoiffée dans ce spectacle décoiffant, déploie d'abord un chant fait de "hmmm", en faisant mine de nager, immergée mais sans couler. Sa maîtrise vocale, de volume et de matière déploie une voix riche (l'électronique pouvant se plaire à saturer son timbre et ses harmoniques) avant de repartir en retrait, decrescendo jusqu'à l'inaudible. Son vibrato ourlé devient volontairement outré, accompagné d'une main tremblante, mais elle reprend la largeur de son médium et des aigus rayonnant pour la seule mélodie de Debussy ici préservée (quoique sur un accompagnement animal) : "Mes longs cheveux descendent".
En Pelléas, Vincent Casagrande navigue dans cette piscine vide sur un petit canot gonflable, et sur la ligne vocale avec même un large vibrato et un noble placement de voix (rajoutant au décalage du spectacle). Golaud est ici incarné par une femme, Charlotte Dumatheray, qui déploie une palette vocale partant des ronflements et grognements porcins. La voix est déformée par l'électronique jusqu'à celle d'un monstre à exorciser, complétant son attirance fétichiste pour les mains et les pieds. Le monstre redevient toutefois humain, avec comme pour ses collègues une vive notion de la prosodie (rythme de la parole comme du chant : semblant même convoquer les rythmes de Debussy pour le texte parlé).
L'Arkel campé par Kiyan Khoshoie est un gourou illuminé, caricature de "Kuzco l'empereur mégalo" (Walt Disney) caricaturant chacune de ses phrases par une articulation et un placement grandiloquents, tout en dansant, bondissant, gigotant incessamment, d'une danse ondulante ou de robot entre autres contorsions. Il montre toutefois ainsi son endurance et contorsionne également sa voix dans des grands numéros d'imitateur (passant sans transition de la musique hindoue, à la variété internationale : Au Soleil de Jenifer, I have nothing de Whitney Houston, J'ai mal à la tête, j'ai mal au cœur de Céline Dion, sans transition).
Yniold est ici le grand échalas Aurélien Patouillard, clone de Vadim Pigounides (du groupe musical Salut c'est cool), avec la même coiffure, dégaine, mémoire de poisson rouge, changement constant d'humeur, et son apparence d'adulte très enfantin qui apporte là encore une touche décalée au spectacle. Sa voix est notamment placée dans les "ouh" et "oin" de ses sanglots, en un chant hululant que reprend en berceuse Mélisande.
Après la mort de Mélisande qui accouche ici d'un bébé-sirène, le public visiblement interdit (dans sa réaction) applaudit modérément ce spectacle visiblement interdit au néophyte, sans rappeler les artistes : rappelant que Pelléas et Mélisande est un objet culte, pour qui y a accès.