Chorus Line n°9 à Radio France : 3 M, 2 chœurs et 1000 bravos
Chorus Line, série de concerts impulsée par la cheffe de chœur Martina Batič et consacrée à la musique vocale a capella (notre compte-rendu de son inauguration) a dû annuler plusieurs concerts en raison de la crise sanitaire mais offre ce neuvième événement dans la série, un rescapé de la saison 2020/2021. Face à cette crise particulièrement sévère pour les chanteurs choristes (qui, de par leur activité, cumulent plusieurs risques potentiels : le chant et le collectif), la joie de pouvoir se produire de nouveau devant le public n’empêche ni la prudence ni la responsabilité, et les trente-huit choristes conservent même le masque tout le long du concert.
La composition du programme montre une grande cohérence et, au-delà des trois M (Milhaud, Machuel et Martin), présente des entrées communes dans l’acte de création. Les trois hommes mènent parallèlement une activité de pédagogue et de compositeur, et ont contribué à élargir le répertoire vocal par le nombre d’opus qu’il y ont consacré. Leur choix de la voix est lié à l’attention qu’ils portent aux textes littéraires, choix précédant souvent le geste de création. Darius Milhaud compose Les deux cités sur des poèmes de Paul Claudel dont il était l’ami. Attiré d’abord par le texte, Frank Martin choisit de composer une Messe (à double chœur) et Thierry Machuel explique ainsi son choix littéraire pour À l’humaine poésie (commande de Radio France en création mondiale) : « La poésie de Bonnefoy me nourrit quotidiennement depuis plus de vingt ans ».
Ce goût pour le texte littéraire et son intelligibilité conditionne l’écriture des trois compositeurs qui donnent une importance à la mélodie et à l’homorythmie (tous les pupitres chantent ensemble les mêmes rythmes). Cependant trois personnalités apparaissent, obéissant chacune en leur création à une nécessité intérieure, et dévoilant des univers sonores distincts.
Dans Les deux cités, le point d’ancrage de Milhaud et Claudel demeure la Bible, l’un se définissant comme “israélite” et l’autre catholique fervent. L'œuvre est divisée en trois parties : Babylone, la cité des méchants avec ses lamentations tourmentées, L’Elégie dans une grande prière et Jérusalem achevant l'œuvre dans une fugue joyeuse. Machuel confie le texte d’À l’humaine poésie alternativement aux différents pupitres, les autres créant un tissu sonore constitué de sons bouche fermée, de voyelles tenues ou encore de fragments de textes répétés rapidement, faisant entendre la musique des consonnes. Sa vigilance quasi obsessionnelle au texte et à son importance lui font ainsi décrire : « le sentiment d’une perte dans le langage, qui irait même en s’aggravant, comme en avant d’une destruction plus générale, et contre quoi la poésie, seule, aurait encore quelque pouvoir. » Avec la Messe pour double chœur, Martin signe une œuvre relativement classique qui s’inscrit dans un héritage grégorien. « Elle sonne comme une messe de la Renaissance, égarée dans le temps, inconsciente des siècles écoulés et des horreurs advenues », analyse le compositeur et professeur Phillip Cooke. Si son écoute est accessible à tout public, son exécution demande des interprètes aguerris et de haut niveau.
Le Chœur de Radio France relève le défi de l’exécution de ces trois pièces a cappella, avec port du masque obligé. Composé d’artistes professionnels, il séduit immédiatement par l’homogénéité et la beauté du son de toutes ces voix travaillées. La Messe pour double chœur sollicite les registres extrêmes des sopranos et des basses, ce qu’ils assument avec assurance, tandis que les voix centrales offrent un son fourni remplissant le spectre de la tessiture élargie.
Dans une grande précision (quelques départs fragiles vite oubliés), il délivre le texte intelligiblement et répond au phrasé généreux insufflé par la cheffe Martina Batič. À mains nues, ses gestes souples invitent les chanteurs à nuancer infiniment leur interprétation, l’intensité étant traduite et obtenue par l’exemple par la cheffe qui intensifie et concentre sa propre énergie corporelle. Ses bras ouverts à la fin des pièces permettent aux dernières résonances de se prolonger jusqu’au silence encore chargé des ondes sonores du chœur que viennent rompre les applaudissements du public.
Le public ne contenant pas son enthousiasme en applaudit même au milieu de la Messe, salue un technicien du son venu régler des micros (à son grand étonnement) et ovationne les artistes à la fin du concert.