Le Viol de Lucrèce (Britten) par l'Académie de l'Opéra de Paris aux Bouffes-du-Nord
Jeanne Candel fait aux Bouffes-du-Nord ses débuts pour l'Opéra de Paris, en continuant de tisser un fil esthétique et thématique sur son métier de metteuse en scène. Cette production combine en effet ses trames précédemment abordées : au Nouveau Théâtre de Montreuil en 2019 avec le drame lyrique Tarquin (celui qui viole Lucretia), à l'Opéra de Lyon avec Brundibár (œuvre créée par les enfants du camp de Theresienstadt, résonnant avec Le Viol de Lucrèce créé en 1946 par le pacifiste Britten), avec des drames lyriques et antiques aux Bouffes-du-Nord déjà (un Didon et Enée d'après Purcell, Orfeo d'après Monteverdi), à l'Opéra Comique avec une tragédie antique également montée pendant le confinement (Hippolyte et Aricie). Jeanne Candel continue de tisser ce fil de son métier, littéralement : toute sa scénographie se dresse avec le grand voile-châle pendu puis descendu du haut de l'arche de cette scène, pour dévoiler un immense métier à tisser.
Ce faisant, elle traduit visuellement le contenu même du livret et le moment du crime (This city busy with dreams weaves on the loom of night a satin curtain which falls over its ancient walls-Cette ville prise à rêver tisse sur le métier de la nuit un rideau de satin qui tombe sur ses murs antiques).
Le châle bleu nuit est traversé de fils d'or et de cordes de pêche lui dessinant des motifs candides, mais il est également troué, mité, annonçant le drame autant qu'il rappelle les tragiques figures d'Ariane et de Pénélope. Ici, ce sont les servantes de Lucrèce qui retissent le voile, tandis que l'héroïne tragique le détisse avec la paire de ciseaux par laquelle elle se donnera la mort. Quelques lampes de camp suffisent dès lors, avec les tenues de camouflage des soldats, à situer le drame dans sa modernité, aux côtés de tenues sobres dans le deuil comme la joie éphémère. Les lumières qui se lèvent sur un jour nouveau sont d'autant plus chaleureuses et terribles qu'elles viennent de la nuit effroyable de ce plateau naviguant du crépuscule bleuté à la nuit noire.
Lucretia est incarnée dans cette distribution par Marie-Andrée Bouchard-Lesieur dont les initiales semblent plus que jamais former l'anagramme MABL, Ma Belle (au Bois dormant lorsque les boucles blondes de ses cheveux s'étendent sur son oreiller, juste avant l'horreur). La mezzo française déploie son ample voix du grave à l'aigu sur un souffle généreux. Son chant et son expressivité traduisent les épreuves du personnage avec quelques moments plus distants (d'avec sa voix mais aussi d'avec elle-même, comme sortant de son corps), toujours avec la tendresse rédemptrice du personnage.
La mezzo-soprano roumaine Cornelia Oncioiu (en Bianca, gouvernante de Lucretia) déploie sa voix oxymore, embras(s)ant tout son ambitus d'un grave ample et cotonneux rayonnant d'harmoniques aiguës. Kseniia Proshina (soprano russe, en servante Lucia) vole dans l'aigu, agile comme le métier à tisser qu'elle anime, sur un fil d'argent vocal (avec encore un peu d'air détimbré).
Face au trio de femmes renforçant la chaleur de leurs voix en ensemble, le trio masculin s'en donne à cœur joie dans le caractère martial chantant son ivresse, au point toutefois de donner dans une surenchère de volume démesurée pour ce théâtre (mais rappelant que ces académiciens aspirent aussi aux grands espaces de Bastille).
Cette puissance sied terriblement à Tarquinius (prince de Rome et criminel) chanté par le baryton anglais Alexander York, lors du viol et même lors de la pulsion qui le déclenche, lorsqu'il se réveille et hurle tel Richard III "My horse! My horse!". Comme son cheval, le chanteur glisse un peu, sur la justesse (certes seulement quand la mise en scène le fait chanter allongé ou à genoux).
Aaron Pendleton assume pleinement les inflations de volume, presque sans tension dans le phrasé en Collatinus (général romain, mari de Lucretia), d'autant qu'il monte en tendresse dans les aigus et au cours du drame. Cela est aussi dû à une transition moins timbrée dans le médium de cette basse américaine, mais qui n'entache nullement le contrôle de l'ambitus.
Junius (Général romain) campé par le baryton russe Alexander Ivanov a d'abord un placement rendu nasal par les excès de projection mais retrouve bien vite et définitivement sa notion très claire du sens dramatique et musical de ses accents, phrasés, articulations et conduites de voix.
Benjamin Britten confie à deux seuls interprètes les rôles respectifs du Chœur masculin et du Chœur féminin de la tragédie antique. Le ténor suédois Tobias Westman s'impose avec évidence dans son rôle traversant tout l'opéra. Le jeu et la voix sont d'une intensité commune et soutenue à travers tout le drame. D'emblée et pleinement investi, le regard exorbité, la voix projetée sur son plein soutien vers un aigu lyrique placé, il accompagne l'ensemble de ses phrasés de crescendi nourris, sur son articulation aussi intense que délicate : jusqu'à la grande douceur d'un souffle dans l'oreille des personnages endormis (tandis qu'il est un peu en retrait dans le creux de vocalises rapides).
Son pendant féminin est également incarné par le seul talent de la soprano suisse Andrea Cueva Molnar. Son timbre chaleureux et sombre traduit le deuil avec le voile qu'elle porte. Les premiers phrasés semblent hésiter, mais c'est pour donner la sensation d'une candide ballade, et si l'aigu perd d'abord un peu de précision, le médium déploie tendrement son velours puis l'ensemble de la voix se place avec une plénitude homogène.
Léo Warynski effectue également ses débuts pour l'Opéra national de Paris et apporte son habituel alliage de précision et de grâce dans la direction, obtenant comme régulièrement dans le répertoire contemporain, moderne (et les autres), l'union du respect absolu de la partition et du déploiement de son lyrisme, magnifiant la riche identité de cette musique, chambriste de l'intimité jusqu'au lyrisme tragique. La puissance et la tendresse s'allient dans la direction comme dans le dialogue entre les instruments, notamment les percussions martiales ou résonnantes, la harpe marquée plus encore que liée, le lyrisme du violoncelle, les bois nocturnes, le pianiste en chef de chant dans les récitatifs et les autres musiciens en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris ici rejoints par des solistes de l'Ensemble Multilatérale et des musiciens de l’Orchestre-Atelier Ostinato.
Le Viol de Lucrèce est ainsi rendu dans son union terrible de la candeur et du drame : par la richesse absolue des instruments, par le jeu sincère quoique parfois hésitant des interprètes (notamment par rapport à leurs voix). L'acmé du drame qui en est le gouffre insondable, la scène de viol est amenée par la violence des contacts rapprochés au plateau, mais se déroule ensuite au loin dans l'obscurité du métier à tisser. Celui-ci se met à tanguer légèrement dans une image d'autant plus affreuse qu'elle semble hélas bien trop prosaïque (le métier aurait dû menacer -au moins- de se briser).
L'œuvre représentée devant un parterre de professionnels accueillera le public du 19 au 29 mai, marquant le déconfinement conjoint de l'Opéra de Paris et des Bouffes-du-Nord avec une double distribution de l'Académie (nous rendrons également compte du second casting, qui s'annonce très différent) puis sera gratuitement diffusée sur la plateforme L'Opéra Chez soi.