Boris Godounov à Monte-Carlo, un tsar iconique
La version retenue est celle d’origine, dite « primitive » (1869) de Boris Godounov, fresque, en sept tableaux, dépeinte par Moussorgski, d’après Pouchkine et Karamzine, et qui trace d’un seul trait, l’âpre destin d’un Tsar. Si le pouvoir appelle le pouvoir, la mort appelle la mort : telle est l’implacable loi dont la partition restitue le rythme d’une seule traite. L’œuvre est davantage un portrait psychologique qu’un tableau historique. La grandeur cède le pas à la profondeur. Aussi la scénographie de Jean-Romain Vesperini repose-t-elle sur une claire partition en deux étages, soulignée par un rai de lumière. Le monde d’en bas, tellurique, est celui de sombres racines, tels des troncs d’arbres inversés (décors de Bruno de Lavenère), qui supportent le monde d’en haut, cosmique, tapissé d’une aura de lumière.
L’omniprésence christique, en plus des nombreux signes de croix qu’exécutent les personnages, est symbolisée par le regard si particulier de l’icône, dont la paupière reste éternellement ouverte. Il sonde, à la loupe, l’âme d’un personnage en proie au remords jusqu’à sa propre perte. L’alliage de la lumière (Bertrand Couderc), de la vidéo (Etienne Guiol) et de la brume confère de la fluidité et de la lisibilité à l’ensemble : mystère de la transsubstantiation. Les lourds costumes d’Alain Blanchot tissent leur juste équilibre entre féérie (les personnages féminins) et folklore (les boyards), tandis que le manteau d’or de Boris devient un linceul que quittera le tsar à l’heure du dépouillement final.
Le Boris qu’investit la basse Ildar Abdrazakov captive l’oreille et l’œil, suivant le cheminement crédible du personnage, de la superbe à la déchéance. La voix s’impose avec naturel et colore l’espace sonore de larges cernes noirs teintés de rouge sang. C’est dire que la matière est dense, imposante, consistante et assure l’homogénéité des différents registres : de l’hallucination à la tendresse, en passant par l’autorité virile, traditionnellement attachée aux pères des peuples. La déclamation repose sur un vibrato lent et cérémoniel qui affecte à chaque couleur de voyelle une émotion particulière. Un certain mélange de "o" et de "a" vient exprimer toute la douceur de l’attachement paternel.
Le Pimène d’Alexeï Tikhomirov donne au Tsar une réplique d’autant plus saisissante que sa proposition est sensiblement différente, tout en restant conforme à l’idée, attendue et espérée, de l’émission russe. L’ascétisme puissant du personnage est traduit vocalement par cette manière caractéristique qu’a le chanteur d’insuffler progressivement couleur et résonance sur chaque voyelle, et de couper nette la ligne en fin de phrase. Il est l’homme du récit de vérité, l’homme de parole, que chacun, du plus humble au plus grand, du plus pur au plus retors, se doit d’écouter. Et en premier lieu, Grigori/faux Dimitri, que le ténor Oleg Balachov incarne, paradoxalement, dans toute sa vérité. Son jeu d’acteur, soigné, sans excès, dans ses tremblements et bouillonnements, est complété par une diction précise, une conduite vocale quasi expressionniste. L’anachronisme est intéressant, tandis que son timbre apporte au plateau sa lumière inquiétante.
En cela, il donne la réplique au Chouïski d’Aleksandr Kravets, bien campé dans son habit vert. Afin de passer le « mur du son » Boris, il lance une voix mince et acérée, qui tranche justement avec le reste du plateau masculin. Le rôle chafouin de Chouïski repose davantage sur l’art de faire chuinter les consonnes que de faire chanter les voyelles.
Les seconds rôles sont nombreux dans cette œuvre et participent à donner au personnage du Tsar toute sa complexité dramatique. Tous sont importants. Les rôles féminins, ou tenus par une femme, apportent à la fois onirisme et réalisme. Marina Iarskaïa incarne un Féodor attachant, au timbre perché entre deux mondes, tandis que l'Aubergiste de Natascha Petrinsky répond aux attentes d’un rôle charnu. Marie Gautrot est une Nourrice au timbre de lune rousse, tandis que la Xénia d’Anna Nalbandiants rayonne de ses trop rapides étincelles.
La palme masculine revient à l’Innocent Kirill Belov, qui a le mérite de composer un personnage sans excès de pathos. La présence scénique comme le timbre se font limpides, comme pour mieux assurer l’efficacité de la ligne mélodique lancinante que le compositeur place dans la bouche de l’élu de Dieu. Le Chtchelkalov d’Ilia Koutioukhine en est, comme d’autres duos subtils de l’œuvre, l’exact inverse. Le corps et la voix s’imposent telles deux armes complémentaires, afin de faire régner ordre et terreur militaires. Mention spéciale au très beau Mitioukha d’Aleksandr Bezroukov, dont la supplique, noble et réparatrice, étale un timbre généreux sur les longues voyelles d’un récitatif, toujours proche de la déclamation naturelle chez Moussorgski. Une autre douceur, fondée sur un ample vibrato, émane du Nikitich/Pristav de Grigori Soloviov. Enfin, le duo, circassien, Varlaam-Missaïl d’Alexander Teliga et Evgueni Akimov, vient parachever la dimension shakespearienne de l’œuvre, selon la lecture qu’en donne le metteur en scène.
À la tête de la phalange monégasque, le juvénile chef Konstantin Tchoudovski déploie une gestique nette, bien dessinée, et comme amplifiée, pour atteindre visuellement l’étage scénique supérieur, avantage collatéral dont le public peut profiter. Cet élément scénique supplémentaire contribue à transmettre le mouvement implacable qui précipite l’œuvre de tableau en tableau, en dépit des moments de pause, qui plongent la salle dans un silence de sépulcre. Cuivres et cordes graves opposent leurs deux matières ombrées, tandis que les bois, exposés de manière aussi moderne que crue, tissent des textures polychromes avec les voix.
À l’intermédiaire des plans sonores interviennent le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo et le Chœur d'enfants de l'Académie de musique Rainier III, efficacement préparés par Stefano Visconti. Ils sont d’autant plus intégrés au dispositif qu’ils peuvent se concentrer sur une partition exigeante, sur le plan de la diction et de la mise en place, grâce à une mobilisation scénique relativement statique. Aucune gesticulation grouillante et véhémente n’est exigée ici, au profit de déplacements géométriques et de mouvements verticaux bien synchronisés.
Les rideaux du Palais Garnier s’ouvrent sur le spectacle bleu roi de la Mer Méditerranée, après une longue séance de saluts et d’applaudissements, aussi fervents que rythmés, à la scène comme à la salle.