Don carlo à Strasbourg, la surprise du chef
Robert Carsen avait prévenu d’entrée de jeu dans le programme de salle : le génial metteur en scène voit dans le personnage de Rodrigo, l’ami fidèle de Don Carlo, un personnage trouble aux motivations ambiguës, méritant la plus grande attention. Il n’est donc pas surprenant de voir ce personnage se trouver au centre de LA grande surprise de cette mise en scène de Don Carlo de Verdi pour l'Opéra national du Rhin, retournement de situation (que nous ne révélerons pas ici !) digne des cliffhangers les plus improbables des grandes séries télévisées américaines. Si l’intérêt d’une telle entorse au livret de Joseph Méry et Camille du Locle sera légitimement questionné par certains (d’autant que les leitmotiven écrits par Verdi semblent contredire cette interprétation), celle-ci a le mérite de ne pas nuire à la partition, qui est présentée sans distorsion, avec toutes ses splendeurs et toutes ses limites. Elle aura par ailleurs plongé le public dans une réflexion amusée durant quelques minutes après le spectacle. N'était-ce pas l'effet attendu ?
Le reste de la mise en scène est très sage et dépouillé. Les personnages évoluent dans une gigantesque boîte noire aux parois patinées (imaginée par Radu Boruzescu), dont la profondeur est vertigineuse. Au gré de l’action, celle-ci se rétrécie pour former le cabinet du Roi, un bureau surgissant alors du sol, ou s’ouvre de portes et fenêtres caractérisant les extérieurs. La noirceur du décor est renforcée par les costumes (de Petra Reinhardt) taillés dans ce même ton pour tous les personnages. Rien d’étonnant ici non plus puisque Robert Carsen juge que « tout est le plus noir possible » dans cette œuvre de Verdi. Seule pointe lumineuse, des lys sont disposés sur le sol durant la seconde scène, dessinant la nef d’une cathédrale. L’habituel soin esthétique du metteur en scène reste prégnant dans cette production.
Scénographie de Don Carlo mis en scène par Robert Carsen (© Klara Beck)
La grande réussite de cette production réside dans son plateau vocal uniformément excellent. Le rôle-titre est tenu par Andrea Carè, dont le timbre radieux et puissant sied bien au personnage. Les graves sûrs et les aigus légèrement forcés, le ténor fait preuve d’un investissement scénique bienvenu. Son duo final avec Elza van den Heever, interprète de la Reine Elisabeth, se révèle d’une grande finesse, les deux voix s’accordant parfaitement, dans des nuances délicates et coordonnées. Pourtant, la soprano aura eu besoin de quelques minutes pour entrer dans son rôle, ses premières interventions étant très timides et émises d’une voix voilée. Une fois échauffée en revanche, elle impressionne par sa projection, ses nuances, ses accents dramatiques et les conclusions de ses airs aux notes tenues dans des piani fragiles comme des fils de soie.
L’autre duo fameux de l’œuvre (et dont le thème revient à de nombreuses reprises au cours de l’opéra) marque la déclaration d’amitié entre Don Carlo et Rodrigo. Ce dernier est campé par le baryton grec Tassis Christoyanis, habitué du rôle et qui l’incarne avec beaucoup de prestance. Durant ce duo, les deux hommes s’avancent vers le public dans un accelerando bien senti. Le chef Daniele Callegari réclame alors des pianis : le duo perd en fougue et en virilité ce qu’il gagne en intimité et en subtilité. Un frisson parcourt tout de même le public ! Christoyanis joue l’ambiguïté de son personnage à la perfection, se posant en stratège imperturbable, s’emportant simplement lorsqu’il dénonce « la paix des cimetières » imposée par Philippe II à son empire.
Stephen Milling (Philippe II) dans Don Carlo (© Klara Beck)
Ce dernier bénéficie de l’interprétation impérieuse de Stephen Milling. Si le grand air du personnage à l’acte III manque parfois de vigueur, le timbre profond et cuivré reste plaisant dans les graves. La basse laisse transpirer dans son interprétation le vide intérieur du personnage, qu’il essaie de combler en s’abreuvant de sa propre puissance, s’appropriant la fiancée, l’ami puis la vie même de son fils, asservissant son peuple dans le sang, châtiant ou récompensant selon son bon vouloir, son humeur ou son intérêt. Sa maladive jalousie, d’autant plus absurde qu’il trompe lui-même sa femme, le rapproche, dramatiquement, du futur Otello du compositeur. Sa maîtresse, justement, l’orgueilleuse Princesse Eboli incarnée par Elena Zhidkova, tigresse prédatrice ou vengeresse, ne perd rien de son impétuosité dans la repentance. La mezzo-soprano monte en puissance au fil de la soirée, débutant par une "Chanson du voile" maladroite, gênée par le manque de fluidité de ses vocalises et quelques décalages avec l’orchestre. Mais rapidement, la chaleur de son timbre, l’équilibre de son vibrato et la complexité du personnage qu’elle crée lui obtiennent la clémence du public. Le grand quatuor de l’acte III, rassemblant Rodrigo, Philippe II, Elisabeth et Eboli reste comme l’un des grands moments de la soirée tant les quatre interprètes parviennent à équilibrer leurs nuances, mettant en valeur les prises de forte successives de chacun dans une harmonie radieuse.
Andrea Carè (Don Carlo), Elena Zhidkova (Eboli) et Tassis Christoyanis (Rodrigo) dans Don Carlo (© Klara Beck)
Personnage primordial, le Grand Inquisiteur est campé par Ante Jerkunica dont la voix resplendit dans les tréfonds de la tessiture, emplissant l’espace. Le timbre y est d’une rare beauté. Les aigus, en revanche, se perdent dans le larynx. L’interprétation dramatique est là aussi intéressante, son autorité péremptoire donnant lieu à une réinterprétation et à un second niveau de lecture une fois connu le dénouement imaginé par Carsen. Le Moine interprété par Patrick Bolleire, dont le metteur en scène souhaitait mettre en valeur la dernière intervention malgré une présence scénique de quinze secondes, ressort joliment du chœur dans la scène d’ouverture de sa voix tempétueuse au timbre doux et envoûtant. Tebaldo, enfin, interprété par Rocio Pérez, charme par la légèreté de sa voix flûtée.
Le Chœur de l’Opéra national du Rhin apporte toute la puissance requise par l’œuvre. La subtilité des députés flamands est poignante et introduit avec force la grande scène de l’autodafé. Le chef Daniele Callegari conduit élégamment l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, coupable cependant de quelques imprécisions rythmiques. Le solo de violoncelle en revanche est superbe, à la fois profond et intense, à l’image de cette production, sobre mais efficace.
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