Les Lombards à la première croisade, Verdi à Monte-Carlo : un opéra à chœur croisé
La mise en scène de Lamberto Puggelli (1938-2013) est ici réalisée par Grazia Pulvirenti. Elle en observe fidèlement les composantes essentielles. La direction d’acteurs est équilibrée, depuis les gestuelles les plus symboliques jusqu’aux expressions les plus intimes. Le hiératisme des compositions scénographiques est contrebalancé par leur diversité et leur précision. De fait, l’œuvre de Verdi mêle les registres -religieux, politique, psychologique- et les genres -l’épopée et la tragédie.
Les décors de Paolo Bregni respectent un même souci d’équilibre entre évocation géographique -contrées arpentées- et signification symbolique -paysages intérieurs- grâce à la projection vidéo. Le fonds de scène est délimité par une muraille omniprésente, faite de blocs de pierre : mur des lamentations universel, candidat à tomber en ruine. Il représente l’enfermement des êtres dans l’ignorance et la dualité. Il ne s’ouvre qu’à la toute fin, telle une fenêtre de lumière, alors que les protagonistes s’enlacent en un immense « baiser de paix ». Il est, entre temps, la surface éclectique sur laquelle se succèdent les nombreux lieux du drame : basilique Saint Ambroise, palais d’Antioche, grotte dans le désert, etc. : des lieux archétypes qui peuplent les imaginaires européens.
Un maniérisme superflu, cependant, relève de la projection de photographies noir et blanc de nos conflits modernes, de Guernica aux naufrages de migrants, insistant sur la permanence de la violence guerrière. Il s’agit cependant du seul clivage dans une scénographie cohérente et serrée, notamment entre costumes (Santuzza Cali) et lumières (Andrea Borelli), qui s’exaltent mutuellement. Ce sont les lumières qui font vibrer la couleur et lui donnent une profondeur accrue, une troisième dimension. Elles teintent les costumes avec les couleurs grisées (à la Tintoret) ou intenses (à la Véronèse) de la toile de fond. L’ensemble forme une géométrie sociale et symbolique d’une grande lisibilité scénique.
Le plateau vocal est de la même eau. Tout d’abord la Giselda de la soprano Nino Machaidze : ligne ample et dessinée, vibrato ajusté aux harmoniques instrumentales, notamment de la flûte, justesse exacte de ses sons filés. Les dynamiques forment un alliage serré avec le timbre, afin de produire l’émotion. La chanteuse porte sa ligne vocale à bout de voix et de bras, et la prolonge, en une gestuelle élégante, de sa main, comme si sa voix était un oiseau qu’elle tenait dans sa paume. Elle sait aussi se faire dramatique et puissante, en volume et en projection, comme doit l’être l’« ange du pardon » (Salve Maria, O madre da cielo soccorri al mio pianto, Se vano è il pregare, la vision de l’acte IV).
Pagano (qui devient l’ermite suite au parricide) est la basse Michele Pertusi. Il insuffle colère et douleur à son chant, soient les ingrédients de la vengeance, à coups maîtrisés de gorge et non de glotte. La diction porte l’action, comme le chanteur semble porter l’orchestre, plutôt que l’inverse. Il est tonitruant, dans la composition de son premier personnage, et granitique, telle une caverne humaine, dans celle du second (Oh quando, quando al fragor dell’aure). Il déploie et module une palette de ténèbres, de la cave obscure aux nuées noires, et devient saisissant dans son rôle de baptiste, alors que son timbre se fluidifie d’eau lustrale.
Le ténor Antonio Corianò accorde à Arvino sa voix d’épée, de pur métal, telle une Excalibur investie d’un pouvoir ou d’un devoir sacré. La voix solide et ductile est à la mesure nécessaire du rôle, la prestance physique également.
L’autre ténor, l’Oronte d’Arturo Chacón-Cruz, surgit telle une apparition fugace d’un personnage quasi-mozartien, dans l’esprit d’un Papageno. Son timbre, couleur hautbois, semble chercher activement à capter l’oreille, comme le ferait un charmeur de serpent. De fait, le ténor lyrique est capable de « muer » ce timbre dans les aigus fortissimo, alors que son large vibrato s’enroule autour de la note juste.
Les rôles secondaires sont distribués avec le même soin, car leur contribution sert le drame en profondeur : les rôles, stratégiques, des deux mères, tout d’abord, avec la Viclinda de la soprano Cristina Giannelli, dont l’élégant et pénétrant legato accompagne la supplique d’émotion. La Sofia de Michelle Canniccioni, offre un soprano bien timbré, à la liqueur de poire. Le Pirro du baryton-basse Daniel Giulianini donne sa réplique de marbre noir à Pagano, tandis que la basse Acciano d'Eugenio Di Lieto se montre à la fois pénétrant et chantant dans le médium de sa tessiture. Enfin, l’évêque de Milan, de Rémy Mathieu, pâtit de son placement en fond de scène lors de sa courte intervention principale.
La direction musicale de Daniele Callegari à la tête de la phalange monégasque est, à l’image de la scène, empreinte d’équilibre. Sa lecture est musicologique, car la partition du jeune Verdi ne supporte pas l’emphase, mais repose sur l’exaltation, qu’elle soit patriotique ou poétique. Le même équilibre est observé entre l’orchestre et le chant qui s’accompagnent mutuellement, l’écriture massive dans le sillage du Requiem, et les moments de légèreté pittoresque (piccolo, percussion orientalisantes). Les solistes s’acquittent admirablement de leur partie, dont celle, rare, du prélude de l’acte III, pièce concertante miniature pour le premier violon, qui se souvient de Bach et de Paganini. Cette respiration aurait peut-être gagné à être écoutée a cappella sur le plan scénique, sans le pathos d’un défilé de blessés de guerre. Enfin, la dernière force opératique, et peut-être principale dans cet opéra-tragédie, est le chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, préparé par Stefano Visconti. Omniprésent, il porte et exacerbe l’action, de la scansion onomatopéique à la fusion polyphonique, de la narration à l’action (O signore dal tetto natio, Gerusalem, Gerusalem).
Cette production prolonge ainsi le geste musical architectural de Verdi, qui en dépit d’un livret complexe, parvient à atteindre lisibilité et cohérence, entre les lieux, les peuples et les êtres. Scène, fosse et salle se saluent longuement, dans l’émotion d’un partage que seul le spectacle vivant et vécu peut créer.
Les opéras se poursuivent en présence du public à Monte-Carlo, le billet valant laisser-passer pour les autorités monégasques à la frontière.