Karine Deshayes et Delphine Haidan, deux “sœurs” d’âmes et d’art à l’Opéra de Vichy
Elle devait initialement être présente en tant que présidente de jury du Concours international de chant organisé par le Clermont Auvergne Opéra, dont les éliminatoires devaient se tenir à Vichy en ce mois de février. Ledit concours ayant été reporté au mois de juillet, c’est finalement en tant qu’interprète que Karine Deshayes se présente dans la ville thermale, accompagnée pour l’occasion par son amie de toujours, Delphine Haidan, avec qui elle forme depuis vingt ans un duo de mezzos ayant peu d’équivalent sur la scène lyrique. Un duo formidablement rôdé (en atteste notamment ce concert donné en septembre dernier à la Grange aux Pianos de Cyril Huvé) qui, à l’invitation du Directeur de l’Opéra de Vichy Martin Kubich, vient ici magnifier un programme fait de Lieder allemands, de mélodies françaises et de grands airs d’opéra. De quoi exposer toute la variété des palettes artistiques de ces deux “sœurs” de voix et de cœur, pour un concert faisant aussi écho au récital baptisé “Frères”, donné en novembre dernier sur cette même scène par Julien Dran et Jérôme Boutillier.
C’est en allemand (langue largement mise à l’honneur dans leur dernier album, “Deux mezzos sinon rien”) que débute ce récital, avec d’abord le court “Abendlied” de Luise Adolpha Le Beau, compositrice germanique méconnue, active au tournant des XIX et XXème siècles. Là, comme dans les duos qui s’ensuivent, signés du bien plus célèbre Johannes Brahms, Karine Deshayes et Delphine Haidan se montrent formidablement fidèles à la belle réputation de leur duo. Leurs voix enchanteresses composent une parfaite union sonore portée par une même sensibilité, et par le sens commun d’une musicalité toujours savamment raffinée. Pas une voix ne s’impose ni ne s’efface face à l’autre, et si les tessitures se détachent, c’est car l’une (celle de Delphine Haidan) est naturellement portée vers le grave, quand l’autre tire davantage vers un registre plus aigu. Grâcieuses, donc, comme dans ce duo au nom de circonstance, “Die Schwestern” (les “sœurs”, en allemand), ou dans “Die Meere” qui sonne comme une invitation à fermer les yeux et à se plonger dans un doux et merveilleux songe. Mais l’auditeur reste bien éveillé pour savourer ensuite un Lied de Richard Strauss (“Zueignung”) où Delphine Haidan, seule en scène dans sa robe rouge vermeil, fait briller toute l’ardeur de son timbre et la qualité de son soyeux legato.
Noblesse de chant
Vient ensuite le répertoire français, et Gounod d’abord, avec sa mise en musique de vers de Jean Racine, “D’un cœur qui t’aime” (extraits d’Athalie). Sur un ton presque narratif, mais néanmoins toujours aussi musical, les deux artistes se démarquent ici davantage, leurs voix se répondant plus qu’elles ne se juxtaposent. La noblesse de chant est plus que jamais là, infaillible et d’un naturel désarmant, procédant d’une euphonie qui se retrouve aussi dans ce duo de Léo Delibes, “Les Trois oiseaux”, interprété avec une poésie tant textuelle que musicale. Seule à son tour, Karine Deshayes s’illustre ensuite dans un air aux sonorités hispanisantes que ne renierait pas Carmen, “Les Filles de Cadix”, du même Delibes. Vibrato subtil, aigus radieux, élasticité dans les variations de nuances mènent l'artiste à retrouver sa complice pour une courte incursion dans la langue espagnole avec “El desdichado”, air écrit par Camille Saint-Saëns, dont la rythmique de boléro, portée par une interprétation pleine d’allant, donne comme l’irrépressible envie de battre la mesure par de chaleureux claquements de mains.

Place ensuite à l’inévitable Rossini, compositeur dont les deux artistes ont pu, et avec brio, servir tant de rôles et chanter tant de mélodies dans leurs parcours respectifs. Et c’est précisément une exquise mélodie, “La Pesca” (issue des Soirées musicales), qui permet d’abord au duo de briller à nouveau, avant un passage au répertoire d’opéra avec Semiramide qui avait vu Karine Deshayes effectuer une prise de rôle-titre remarquée, à Saint-Étienne, il y a trois ans (nous y étions). Un rôle repris ici avec gourmandise, avec Delphine Haidan en Arsace, dans un duo (“Giorno d’orror”) incarné dans une expressivité soutenue, et avec une sensibilité s’étirant jusqu’au dernier souffle du “Pietà” conclusif. Incontournable à l’évocation de cet opéra, le grand air “Bel raggio...” vient évidemment à son tour, Karine Deshayes s’y montrant flamboyante et généreuse à souhait dans l’art d’un chant alternant entre douce retenue et élan fougueux, nanti d’un médium charnu et d’aigus plus que jamais vibrants et étincelants.

Pour conclure le programme de ce récital éclectique, c’est enfin la langue russe qui est mise à l’honneur, avec l’un de ses plus illustres ambassadeurs sur la scène musicale et lyrique : Tchaïkovski. Un compositeur dont les sonorités riches au “spleen” et au romantisme slaves ressortent pleinement dans l’air “Niet tolko tot kto znal”, ici servi avec l’ardeur et l’amplitude vocales de Delphine Haidan trouvant de jolies aises dans ce répertoire. Un répertoire qui n’est pas forcément de prédilection pour sa “sœur” de scène, qui met néanmoins toute la délicatesse et la beauté de son chant au service du duo réunissant Tatiana et Olga dans Eugène Onéguine, interprété en l’espèce avec une noblesse et un raffinement également partagées par les deux artistes.
Des qualités qui valent aussi pour leur partenaire de scène Johan Farjot, pianiste multicartes qui, plus qu’un accompagnateur, forme là le troisième membre d’un trio dont il est un précieux pilier. Au service des voix, l’instrumentiste s’exprime tout autant en soliste, comme dans cette “Chanson triste” de Tchaïkovski, aux sonorités mélancoliques, ou dans ce moins connu Prélude en ré bémol de Lili Boulanger, étoile filante dans le paysage musical du début XXème (décédée à 24 ans, en 1918). Une prestation pianistique remarquée aussi, donc, pour un concert conclu (en allemand) par une prière issue d’Hänsel et Gretel d’Humperdink, qui résonne à nouveau comme une incitation à faire de doux rêves. Ce qui n’est pas du luxe en cette période incertaine, et ce qui n’est guère difficile à vrai dire au terme d’un récital aussi réjouissant.
