Belcanto à Monte-Carlo, deux reines puissantes
Dans ce programme d’ouvertures, airs et duos, extraits de l’opéra tragico-romantique italien (de Rossini à Bellini, en passant plus largement par Donizetti), le troisième thème est en réalité l’amour. Il apparaît sous trois formes : maternel aux extrémités du programme (Semiramide et Norma), humain (avec les reines Tudor chez Donizetti), et divin (les grandes prêtresses rossinienne et bellinienne encore). Ce sentiment est diversement exprimé et servi : par la plénitude et précision du son (chez le chef italien Riccardo Frizza et ce qu’il tire de la phalange monégasque), par celle du ton (chez la mezzo française Karine Deshayes et ce qu’elle obtient de sa science lyrique), enfin par celle du don (chez la soprano lettone Marina Rebeka et ce qu’elle libère de ses replis d’émotions).
Il faut une monture aussi énergique et chromée que la phalange monégasque, conduite par un chef de compétition, habitué des giros, sur toutes les grandes scènes lyriques du monde, pour porter et emporter ces deux figures de reines. Ces femmes politiques, combatives, sont en proie à des sentiments et des actes extrêmes : maricide, infanticide, inceste. Les pages d’ouverture (Semiramide, Anna Bolena, Roberto Devereux) contiennent le chant en germe. Elles sont l’occasion d’observer la gestique géométrique ou dansante du chef italien, et sa manière caractérisée de dessiner des triangles et des cercles dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme pour mieux ménager sa monture, la mettre en garde, et ramener la musique en son point central. Le travail du récital est d’un autre ordre que celui de l’opéra. L’argument n’est pas là pour organiser la tension dramatique et tout repose sur la capacité de l’orchestre, protagoniste permanent, à assurer le cheminement dans les répertoires. Les cuivres ont souvent la redoutable charge de rompre le silence, tandis que les mélopées de flûte et de cor anglais ont celles de s’offrir en exact miroir du chant. Ainsi, le chef, sans jamais faire cavalier seul, parvient-il à installer des climats acoustiques crépitants, sombres ou suaves, dans lesquelles les chanteuses vont vivre l’instant lyrique de leur air d’opéra (Anna Bolena).
Les apparitions de Karine Deshayes, en robe de dentelle mordorée, regard tourné vers le haut, opèrent un alliage subtil entre majesté et suavité, volonté et élégance (« Bel raggio », air de Semiramide). Le contrôle rigoureux de tous les paramètres est tel que la chanteuse semble se laisser traverser par la musique. La couleur est homogène, la prononciation exacte, le vocalisme agile. Le souffle est intégré au timbre, jusqu’à devenir une note de musique, et acquérir une tonalité propre (« Ah, quando all’ara scorgermi », air d’Elisabetta, Maria Stuarda). Les aigus miroitent, les trilles froufroutent, le medium est chaud. Karine Deshayes fait de la haute couture et se montre particulièrement en osmose avec le chef, qui semble lui concéder un peu de son rôle de maître du temps (« Per questa fiamma », air de Giovanna, Anna Bolena).
Marina Rebeka, l’autre reine du programme, entre dans le sillage capiteux de Thaïs, son dernier rôle in loco. La comparaison n’est pas raison, ici comme ailleurs. la soprano apportant à sa partenaire sa complémentarité précieuse, faite d’expression et d’engagement dramatique. Le souffle est mobilisé de manière théâtrale, comme un accessoire tragique (« E sara in questi orribili », Roberto Devereux). L’ambitus est large et la soprano explore avec solidité les extrêmes de sa tessiture (« piangete voi », air d’Anna Bolena). Autre moment de vertige, de prise de risque, que son Casta Diva (air de Norma, Bellini). La soprano, notamment dans le passage final a cappella, sacrifie tout à l’expression, y compris un peu de justesse. Elle gratifie l’oreille de « a » fermés, à la slave, qui opèrent comme de subtils vecteurs d’émotion.
Les duos qui parsèment les moments forts du programme sont savamment choisis pour l’entente qu’ils supposent entre les personnages et les chanteuses. La pâte de fruit du timbre de Marina Rebeka s’unit avec une délicate évidence à celle, florale, de Karine Deshayes, notamment dans les passages en intervalles parallèles où se révèle tout leur art de la couleur (« Dio che mi vedi in core », entre Anna Bolena et Giovanna, et surtout, « Mira, o Norma », entre Norma et Adalgisa). Un alliage se crée, avec ses harmonies, voire ses harmoniques, subtiles, souvenir précieux d’un rôle partagé (à Toulouse en 2019).
Ce dernier duo fait l’objet d’une reprise, "depuis la mesure 96", d’après l’adresse du chef à sa phalange après quelques échanges avec les solistes. Le public applaudit longuement, émet de nombreux bravos et bravas, avant de retrouver le monde extérieur et les contraintes du moment.