Thaïs à Monte-Carlo, merveilleuse éclaircie lyrique au sein des ténèbres actuelles
Thaïs (dont les dernières représentations monégasques en 1950 voyaient Denise Duval s’imposer dans le rôle-titre), cette Comédie lyrique en trois actes et sept tableaux sur un livret de Louis Gallet d’après le roman d’Anatole France, trop souvent traitée avec un certain dédain, voire jugée dépassée, démontre ici tout le contraire. Dans sa version définitive de 1898, elle trouve un Massenet au plus haut de son inspiration, totalement maître de son art, lui le compositeur de la voix et du drame au féminin. Cette partition dispose en Jean-Yves Ossonce d'un grand serviteur de la musique lyrique française, un admirateur forcené. Placé à la tête de l’irréprochable Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, il en donne une lecture vivante et passionnée, acquise dès les premières mesures, enveloppante toujours. Connaissant la voix comme personne, Jean-Yves Ossonce déploie des trésors de ductilité, permettant à chaque interprète de donner le meilleur de lui-même. Sa vision de la fameuse “Méditation de Thaïs” à la fois songeuse et en pleine continuité avec le drame qui se joue, s’emplit d’une rare émotion que la partie soliste interprétée de façon proprement poignante par le premier violon de l’orchestre, Liza Kerob, vient encore exacerber. La présence des chœurs chantant à bouche fermée, comme souhaité par Massenet dans la seconde partie de la Méditation, apporte la touche ultime.

Marina Rebeka domine le rôle de Thaïs dans toute son amplitude, ses interrogations, ses atermoiements, passant du personnage de la courtisane flamboyante à celui de la pécheresse repentie avec une conviction évidente. Vocalement, sa prestation ne renie rien de ce rôle écrasant en soi. À un médium consistant et très établi, au grave naturel, elle allie une puissance vocale remarquée ainsi qu’un sens des nuances toujours en pleine adéquation avec les aspects dramatiques du rôle. Certains aigus toutefois, notamment dans l’air fameux du miroir, sont émis avec trop de virulence, un rien en décalage avec le chant modulé et expressif qu’elle déploie par ailleurs. Mais la demi-teinte, dont elle est experte, ou le son comme suspendu, viennent pondérer ces quelques excès qui demeurent maîtrisables au-delà de cette prise de rôle exemplaire.

À ses côtés ou plutôt en pleine et entière complémentarité, Ludovic Tézier s’empare du rôle de baryton héroïque Athanaël avec assurance et détermination. Avec lui, les grands barytons français qui marquèrent le rôle -de Francisque Delmas le créateur à, plus récent, Robert Massard-, renaissent enfin à la scène. L’auditoire ne sait visiblement qu’applaudir et qu’admirer le plus chez Ludovic Tézier entre la conduite idéale du legato, le phrasé haut et intelligent, la vigueur de l’accent, une ampleur qui jamais ne dénature un timbre puissamment viril, un art de la déclamation porté au plus haut. Un rien d’éclat vocal manque cependant lors de la première partie du spectacle, un peu de fatigue certainement -l’entracte se situant au milieu de l’Acte II juste après la Méditation-, pour mieux s’imposer de façon impériale en seconde partie, notamment dans le tableau de l’Oasis où les deux artistes atteignent à la fusion idéale de leur art respectif. La composition scénique de Ludovic Tézier laisse deviner tour à tour l’orgueil du personnage, ses certitudes vis-à-vis de la conversion de Thaïs, puis ses limites humaines, ses désirs enfouis avant sa perte inéluctable, lui qui a osé braver Vénus, la protectrice de la superbe courtisane et de l’amour terrestre.

Jean-François Borras incarne pour sa part un Nicias ardent, presque sympathique, d’une tenue vocale exemplaire et surtout exacte, le rôle se trouvant trop souvent confié à des ténors plus légers que lui. Il y déploie une aisance certaine, un sens du phrasé irréprochable, qualités qui donnent enfin toute leur consistance au personnage. Cassandre Berthon, soprano lumineux et facile, et Valentine Lemercier de son beau mezzo soyeux, campent un duo Crobyle/Myrtale absolument ravissant d’élégance et de présence. Leur duo dédié à la Reine de Saba à l’apparition de la Charmeuse au ballet concluant l’Acte II, puise aux meilleures sources. Dans le rôle de la Charmeuse justement, Jennifer Courcier déploie de vives et légères vocalises.
Dans les rôles plus sévères de Palémon, le vieux cénobite et d’Albine, l’abbesse du monastère où Thaïs se retire pour se repentir, Philippe Kahn et Marie Gautrot, ne déméritent pas, le premier d’une voix de basse très timbrée qui passe aisément l’orchestre, la seconde déployant une voix de mezzo-soprano aux accents les plus justes.

La mise en scène de Jean-Louis Grinda s’autorise le classicisme le plus soigné, le plus apte à faire émerger l’émotion et les aspects dramatiques de l’ouvrage. Les décors et les lumières, fort attentives à surligner les évènements, élaborés par Laurent Castaingt, les costumes très diversifiés et de qualité de Jorge Jara, accompagnent avec clarté le spectateur de la Thébaïde où Athanaël s’est réfugié, au Palais de Nicias à Alexandrie, baigné par la Méditerranée, de la chambre aux drapés voluptueux de Thaïs où la couleur verte domine, jusqu’au désert final. Quelques vidéos accompagnent le spectacle montrant Athanaël se flagellant avec énergie ou l’eau du baptême coulant de son réceptacle. Jean-Louis Grinda, durant la Méditation, montre le dédoublement de personnalité de Thaïs, qui sous l’emprise du moine cénobite, abandonne sa forme terrestre pour parvenir à une autre forme plus éthérée, comme apaisée jusqu’à la pleine conversion et la mort dans une absolue repentance. Thaïs en sainteté !

Le public apprécie le bonheur et le privilège d’assister en salle et en direct, dans le respect des normes sanitaires imposées, à un spectacle privilégiant la qualité d’ensemble et démontrant, s’il en était besoin, que l’opéra est toujours bien vivant et vaillant.
