Monsieur Choufleuri restera chez lui
"Monsieur Choufleuri restera chez lui" créé par le compositeur Jacques Offenbach pour son Théâtre des Bouffes-Parisiens en 1861 (sur un livret du Duc de Morny) appartient à ces "petits bijoux théâtraux et musicaux, opérettes de trois-quarts d'heure comme autant de pépites dans le catalogue du maître du genre." C'est ainsi que nous le présente Yann Molénat qui devait diriger et mettre en scène la production à l'Opéra de Reims. Il a d'ailleurs découvert l'œuvre dans une représentation qui l'associait avec une autre œuvre courte du genre, Pomme d'api (que nous avons également vue associée avec Le Singe d’une nuit d’été).
Ces pièces sont toutefois des œuvres à part entière, au point que Yann Molénat a constitué un spectacle entier centré sur Monsieur Choufleuri, avec des ajouts de musiques (Una furtiva lagrima, un grand air de La Traviata, entre autres) et même d'un personnage essentiel, le tout pour une durée d'environ 1h15 (permettant aussi d'inviter un public non-averti, qui ne serait pas forcément prêt pour un opéra de plusieurs heures).
L'intrigue est dans la plus grande veine de la commedia dell'arte version boulevard, mariant l'esprit du Bourgeois Gentilhomme avec le bel-canto italien revu et corrigé par l'opérette franco-allemande. Monsieur Choufleuri, voulant impressionner le Tout-Paris, lance des invitations pour organiser une soirée chez lui comme cela se faisait, en recevant trois grands chanteurs, qui étaient trois véritables vedettes lyriques au XIXe siècles : la soprano Henriette Sontag, le ténor Giovanni Battista Rubini, et le baryton Antonio Tamburini. Mais les trois annulent (comme cela arrive hélas encore trop souvent) !
Choufleuri accepte donc l'aide de sa fille, Ernestine, et de l'amant de sa fille, Babylas (pauvre musicien que Choufleuri méprise) : ils se déguisent en Tamburini, Sontag et Rubini, afin d'offrir une (parodie de) soirée lyrique à l'italienne en rajoutant bien entendu des o, des a et des i aux mots français.
Ce trio italien au milieu de l'œuvre est l'un des plus remarquables sommets de l'œuvre d'Offenbach : un pastiche mais qui saisit au plus profond la qualité du chant italien tout en permettant d'en rire. C'est un tour de force lyrique italien et en même temps de légèreté.
"Une virtuosité exigeante en diable et à mourir de rire", nous décrivent et entonnent en cœur les interprètes prévus pour cette production. Loin de vouloir rajouter artificiellement des éléments supplémentaires, seulement pour allonger la durée du spectacle, Yann Molénat explique s'être réjoui de sa facture : "J'aime beaucoup ces livrets avec toutes les questions qu'ils laissent en suspens et qui invitent donc à remplir des cases. Nul ne sait ainsi pourquoi M. Choufleuri se retrouve seul avec sa fille. Cette absence de la mère m'a mené à inventer ce personnage (incarné par Marie-Bénédicte Souquet), qui débarque à la fin de l'intrigue (ajoutant ainsi de la tendresse envers Choufleuri). Cette mère absente qui a déserté la famille est une cantatrice en fin de carrière, il se trouve que cette mère revient mais ce retour est en fait bien pire que son départ. L'occasion est donc donnée de s'en amuser pour jouer sur les codes des relations parentales : la mère devient prête à tout y compris à chanter avec le promis de sa fille. Je suis attaché à cette double lecture montrant la cruauté et la tendresse."
L'enjeu de cette production était en effet pour Yann Molénat de "faire ressentir l'inculture attendrissante du personnage, vis-à-vis de la musique et son envie de faire un concert. Cela résonne avec notre temps, et notamment avec la figure bien actuelle du mécène qui voudrait soutenir l'art sans trop s'y connaître. L'idée scénographique et la réponse à tous ces enjeux sont venues d'après la réflexion mais aussi (comme toujours) en s'adaptant à des considérations très pratiques (la production était calibrée pour une scénographie de tréteaux sans moyens démesurés).
Monsieur Choufleuri est ainsi un collectionneur d'art contemporain. Le décor suspend toute une série d'œuvres contemporaines, imitées ou refaites, comme pour une vente aux enchères : un immense pneu de camion côtoie des tags colorés et incongrus, une parodie de Soulages que nous nommons un "Tuvamieux" (nous restons ainsi dans le registre de la parodie, le jeu de mot et le calembour qui est l'univers d'Offenbach, mais permet aussi de se conformer au droit et à la propriété intellectuelle... raison aussi pour laquelle nous n'avons pas imité des colonnes de Buren, ses héritiers étant très procéduriers).
Le rapport à l'art est ainsi représenté, dans ce mélange de cruauté et de respect : de ce que l'on peut vivre face à l'art contemporain (art plastique et visuel), et que l'on peut tout aussi bien ressentir face au grand répertoire musical. C'est justement l'enjeu de cette intrigue, le rapport de Choufleuri face au bel canto italien. Tout ce rapport à l'art se veut donc bienveillant et il nous a d'ailleurs permis de faire de la médiation culturelle pour les publics : de créer notamment de nombreuses passerelles avec élèves et professeurs dans les écoles, qui découvraient ce spectacle et auraient dû venir le voir."
Le choix des interprètes pour porter un tel spectacle s'est fondé sur la capacité d'associer jeu et chant, comédie et grandes qualités vocales rendues nécessaires par la partition : la parodie de grandes performances virtuoses demande déjà de les maîtriser sérieusement.
Nulle surprise donc à retrouver dans la distribution des artistes lyriques reconnus par des maisons prestigieuses. Pauline Texier, qui devait ainsi incarner Ernestine (fille de M. Choufleuri), s'est épanouie à l'Académie de l'Opéra de Paris (où nous avons rendu compte de son déploiement vocal). La préparation de ce rôle, "aussi drôle et exigeant à jouer qu'à chanter" fut à l'image de son travail pour de grands opus du répertoire, comme elle nous le raconte : "j'ai beaucoup écouté de musique, beaucoup chanté aussi d'Offenbach, et il est toujours impressionnant de constater combien il écrit bien pour la voix : avec dans cette œuvre un déploiement progressif vers ce trio italien génialissime. Le début de la pièce permet de se mettre en voix par des couplets, dans le médium, très bien pensés, donnant le temps de tout installer et aboutissant vers la pyrotechnie vocale finale (c'était de fait une grande frustration que d'apprendre au dernier moment l'annulation des représentations). Pour certains autres rôles d'Offenbach, comme dans Barkouf (notre compte-rendu à Strasbourg) les attaques peuvent être autant de chants de bataille, mais Choufleuri roule tout seul. D'autant qu'Ernestine est une jeune première mais maligne et pas du tout ingénue : elle est amoureuse d'un jeune homme qui ne convient pas du tout à ce que souhaitent ses parents, elle est plus une Suzanne qu'une soubrette. C'est donc très excitant à jouer et intéressant à chanter, avec ses virtuosités vocales et des dialogues croustillants."
Dans le rôle de Chrysodule Babylas (le jeune musicien épris d'Ernestine et repoussé par Choufleuri), Enguerrand de Hys a également fait la démonstration de la diversité de ses talents. Comme en témoigne sa très riche lyricographie Ôlyrix (avec pas moins de 20 compositeurs), le ténor qui devait incarner le jeune premier a déjà parcouru le répertoire, y compris d'Offenbach (avec une dizaine de productions, dont le très attendu Voyage dans la lune) le répertoire allemand, français et bien entendu italien, du baroque au contemporain en passant bien entendu par le bel canto que M. Choufleuri parodie avec une fausse-légèreté. Enguerrand de Hys s'appuie ainsi sur tout ce qu'il a travaillé à l'opéra, rappelant notamment que pour Lucia di Lammermoor de Donizetti, il a incarné les deux rôles de ténor Arturo et Normanno. "L'avoir fait offre la nourriture vocale italianisante, ce bagage nécessaire pour que Babylas brille au point de devenir gendre de M. Choufleuri.
L'humour ajoute au plaisir d'interpréter cette œuvre mais aussi à l'exigence de la partition pour les interprètes, poursuit Enguerrand de Hys : il faut rester très concentré sur sa technique vocale, tout en acceptant le caractère comique et les éclats de rire que provoque un tel opéra et ces personnages gentiment ridicules (surtout Monsieur Choufleuri). Ce sont des rôles exigeants car on y retrouve à la fois les spécificités et les difficultés d'Offenbach avec airs et duos assez enlevés et joyeux, dans le médium, beaucoup de texte et une orchestration bien présente. L'enjeu est donc de bien le faire entendre et comprendre. La partie italianisante exige toutes les caractéristiques de la tessiture avec plusieurs contre-uts (de poitrine), des cadences en imitation et en réponse avec la soprano, pour déployer toute l'agilité et l'étendue de l'ambitus.
Les opérettes en un acte d'Offenbach, Choufleuri, Ba-ta-clan, Pomme d'Api et tant d'autres, sont tout aussi difficiles que les grands opus : il faut être sportif pour allier technique et drôlerie, soutien et mouvement car ces opus incitent à des mises en scène généralement joyeuses et chorégraphiques. C'est d'ailleurs toujours un immense plaisir (exaltant de fait) que de jouer Offenbach car il instille un bonheur et un délice, une ambiance particulière dans la production, avec tous les artistes, techniciens, personnels de l'opéra. Je pense à cette production de M. Choufleuri, comme je pense à une maison exceptionnelle pour cette tradition et cette ambiance qu'est l'Odéon de Marseille (temple de l'opérette)."
Cette association des styles (loin du mélange des genres) est aussi un enjeu contemporain pour les artistes, face à leur situation professionnelle de plus en plus complexe comme le rappelle Enguerrand de Hys. "Il est de plus en plus nécessaire pour les chanteurs de s'adapter aux styles et aux situations artistiques, c'est pour moi un besoin essentiel : celui de pouvoir travailler plusieurs registres et répondre à des propositions permettant d'explorer complètement sa voix et sa personnalité en scène. C'est un métier que d'apprendre en permanence, et être chanteur demande aussi de constamment s'adapter à son corps, aux aléas de la vie. Par l'exigence du travail quotidien, la voix continue à se transformer."
L'association des styles, de la comédie et du chant lyrique, Aurélien Gasse qui incarnait Monsieur Choufleuri en a également l'habitude (notamment avec l'ensemble Les Frivolités Parisiennes). Il campait ici cet anti-héros "avec un malin plaisir, celui de montrer dans ses travers ce personnage qui est d'un ridicule intemporel et assumé. Choufleuri est un autoritaire parvenu, très désagréable avec son entourage. Il n'a pas de filtre, et aucune gêne ni peur à penser tout haut. C'est un personnage qui permet de convoquer beaucoup de burlesque et d'humour théâtral sans avoir peur d'en faire trop.
C'est aussi le cas dans son rapport à l'art : l'opérette dénonce le travers de la spéculation en art, Choufleuri a compris que ce qui fait l'artiste pour la société est d'être acheté (ce qui résonne avec la mise en scène située par Yann Molénat dans le monde de l'art contemporain).
L'art est aussi celui d'Offenbach, qui demande toujours beaucoup de précision dans les affects et sur la musique. Sa légèreté est difficile, d'autant que l'opérette donne le devoir d'être impeccablement compris lorsque l'on chante, aussi bien dans le parlé que dans le chanté, le tout avec une grande technique : pour un baryton comme moi, Offenbach tire vers des aigus de baryténor."
Heureusement, tout est bien qui finit bien dans cette intrigue de Monsieur Choufleuri (comme ce sera le cas lorsque la production pourra être reprise à Reims, en champagne), d'autant que Yann Molénat a fait appel pour sa mise en scène à des danseuses, culminant dans la joie frénétique d'un grand French cancan : justement immortalisé par l'Orphée aux Enfers d'Offenbach.
En attendant de voir ce spectacle, Yann Molénat conclut ainsi : "Monsieur Choufleuri respecte le confinement, mais dès qu'il pourra se déconfiner il invitera tout le monde à ne pas rester chez soi et à venir chez lui !"
Nous vous donnons rendez-vous sur Ôlyrix durant tout ce re-confinement pour nos prochains articles grand format en hommage aux spectacles annulés, puis pour la reprise des concerts en présentiel.
Retrouvez d'ores et déjà notre Requiem pour Salomé au Théâtre des Champs-Élysées, le Requiem pour La Nonne Sanglante à Saint-Etienne ainsi que nos précédents reportages-hommages aux annulations du premier confinement :
Jenufa à Toulouse,
Platée à Toulouse et Versailles,
Alcina à Nancy,
La Dame de Pique à Bruxelles,
Turandot à Rome,
L'Instant Lyrique de Rachel Willis-Sorensen à l'Éléphant Paname,
Acanthe et Céphise au TCE et
Le Comte Ory à Monte-Carlo.