Union “fraternelle” de voix et d’hommes scellée sur la scène de l'Opéra de Vichy
“Frères”. Tel est le nom donné à ce récital “à distance” (à retrouver en vidéo intégrale sur cette page), dont le programme a été monté en à peine trois semaines par deux artistes qui se connaissaient tout juste il y a un mois encore. Initialement programmés pour Faust sur les scènes de Vichy et Limoges (dont les représentations ont finalement été décalées à l’automne 2022), le baryton et le ténor avaient débuté fin octobre les répétitions d’un Faust nocturne censé remplacer l’œuvre de Gounod sur la scène limougeaude. Un spectacle finalement ajourné, lui aussi. Les deux artistes ont malgré tout affiché “leur volonté de se produire à tout prix” (tel qu’énoncé par le directeur de l’Opéra de Vichy Martin Kubich en préambule du récital), fut-ce donc devant une salle vide, et avec des internautes pour audience.
Un public “distanc(i)é” (mais les théâtres commencent presque à s’y habituer) qui apprécie un programme dense, centré sur la notion de fraternité ici dépeinte dans toute sa diversité. Une fraternité d’abord amicale et bienveillante, en tout cas légère, comme dans cet extrait du Barbier de Séville de Rossini où Julien Dran et Jérôme Boutillier endossent avec entrain les rôles d’Almaviva et de Figaro. Déjà, dans cet “All’idea di quel metallo”, s’affiche une belle et naturelle union entre les deux solistes, avec d’un côté un baryton à la voix chaudement et vaillamment projetée, et de l’autre un ténor au timbre non moins sonore et expressif, les deux parties vocales se trouvant polies par un souci partagé d’une diction aussi soignée qu’incisive.
Une intense alchimie opère entre les deux artistes
Cette complicité se retrouve ensuite dans des duos “fraternels” aux contours moins comiques que dramatiques et passionnels. C’est le cas dans ce grand et incontournable duo des Pêcheurs de perles de Bizet, “Au fond du temple saint”, où les deux tessitures s’unissent dans leur beauté comme dans l’ardeur de leur éclatante émission. Beaucoup d’émotion et de sensibilité se dégagent dans ce duo : Nadir et Zurga sont portés par des voix pleines et généreuses, idéalement vibrées et lustrées par de belles et justes nuances. L’alchimie opère tout autant dans les airs qui suivent, et semble même gagner en intensité, depuis le duo unissant Arnold et Guillaume Tell (dans un extrait de l’opéra éponyme de Rossini dont on apprécie d’autant plus l’écoute qu’il est rarement programmé), “Où vas-tu”, jusqu’à celui faisant s’opposer Edgardo et Enrico (Lucia di Lammermoor) dans l’air “Orrida è questa notte”, où tant le ténor que le baryton atteignent une formidable plénitude vocale propre à restituer la funeste rivalité opposant les deux personnages. Transports et frissons sont aussi présents dans ce fameux duo Carlos-Posa tiré du Don Carlos de Verdi, “Dieu tu semas dans nos âmes”, que les artistes, dans leur langue natale, interprètent ici avec un formidable engagement musical et scénique, et avec un chant empli -d’un côté comme de l’autre- d’un raffinement de tous instants.
Jérôme Boutillier et Julien Dran brillent aussi dans des interprétations individuelles qui mettent d’autant plus en exergue leurs épatantes dispositions vocales. En Nadir, l’un de ses rôles fétiches (il y avait notamment brillé sur la scène de l’Opéra de Limoges il y a deux ans), le ténor exprime toute la brillance d’une voix à la technique affirmée et à l’exquise sensibilité. Le grand air du rôle, “Je crois entendre encore”, est chanté avec le souci permanent de magnifier chaque syllabe sur le fil d’une ligne de chant remarquablement homogène et toujours également sonore. Le timbre est noble et éclatant, les aigus sont aériens et portés par une juste et idéale tenue de souffle. L’interprétation du grand air “Asile Héréditaire” de Guillaume Tell est tout aussi accomplie et saisissante de musicalité, au même titre que l’air final d’Edgardo, “Tombe degli avi miei”, servi par un ténor au sommet de l’intensité dramatique et de la noblesse d’un chant aussi pur qu’expressif.
Jérôme Boutillier livre également une prestation pleine de musicalité, de générosité et d’engagement total dans ses diverses incarnations. Le baryton est d’abord un captivant Zurga (“L’Orage s’est calmé”), servant idéalement le rôle de sa voix au timbre profond et aux contours ténébreux, des graves profonds côtoyant des aigus ne manquant jamais d’aise et d’éclat dans l’émission. L’artiste trouve tout autant à s’illustrer dans l’air “Sois Immobile” de Guillaume Tell où, telle la flèche du héros de Schiller, son imposante voix du baryton, aux traits ici larmoyants, pénètre et touche l’âme de plein fouet (autant qu’elle ravit l’oreille). Son Posa est tout aussi poignant : dans l’un des grands airs verdiens de sa tessiture, “C’est mon jour suprême”, Jérôme Boutillier atteint une forme de grâce dans la force expressive de sa voix, puissante mais émise avec une maîtrise constante des nuances, et avec une ligne de chant emplie de noblesse. L’engagement scénique est remarqué, lui aussi, et l’artiste, les yeux exorbités et le poing serré, va jusqu’à simuler sa mort au pied du piano.
En ce soir de récital à distance, les musiciens se trouvent substitués par un pianiste, Mathieu Pordoy, qui a su, en quelques jours à peine, et par un jeu plein de caractère et de virtuosité, créer lui aussi une parfaite complicité musicale avec ses frères d’un soir.