Gardiner guide Brahms et Radio-France vers le couvre-feu
David Zinman devait diriger Un Requiem allemand de Brahms vendredi 16 octobre 2020 avec le baryton Stephen Powell, mais (comme pour cocher toutes les cases des différentes embûches sanitaires pouvant s'abattre sur un évènement, qu'il s'agisse de restrictions dans les voyages internationaux, de cas positifs et contacts parmi les artistes, et de couvre-feu), tout a changé. Mais à chaque changement, la maison a répondu par une solution de qualité. Le chef a même été remplacé par Sir John Eliot Gardiner pour un concert doublé au vendredi et au samedi. Puis le couvre-feu est venu avancer ce second concert à 18h30 (juste le temps pour beaucoup de rejoindre les transports bondés de fait, augmentant les risques que les mesures sont censées diminuer). Le programme a lui aussi dû changer, suite au retrait du Chœur de Radio France rendant impossible l'exécution d'Un Requiem allemand (les sièges occupés jusqu'aux sommets de la salle traduisent l'appétence du public pour un concert dirigé par Gardiner, tandis que les sièges vides derrière la scène marquent la place où le chœur était prévu). Le baryton est également remplacé (par une basse), mais la soprano est confirmée et ils sont tous deux maintenus à l'honneur d'un changement de programme. Difficile toutefois à l'oreille de savoir qui a choisi les morceaux de remplacement entre le chef, l'orchestre et chacun des deux solistes pour leurs morceaux respectifs, tant ils semblent tous à l'aise.
La soprano Camilla Tilling interprète "Ah ! perfido" de Beethoven avec la richesse (intense et diverse) lyrique et dramatique de cet air de concert sur un texte de Métastase. Ses tendres médiums montent sveltement vers des aigus intenses ou s'appuient doucement sur les graves. Son interprétation s'anime sans s'emporter : la voix est lancée mais contrôlée pour revenir au pianissimo dès que l'envie et le texte le demandent. La richesse de sa tessiture et de son interprétation convoque ainsi la richesse d'autres registres (autre tessiture et autres styles), ressemblant énormément aux personnages en pantalon/travesti Chérubin de Mozart et Orphée de Gluck (version Berlioz).
La basse Tareq Nazmi interprète un extrait d'Elias (Mendelssohn), : "Es ist genug", signifiant je suis comblé, ou littéralement c'est assez : c'est en effet assez de résonances dans cette voix un peu vrombissante, mais phrasée dans les attaques (et réciproquement). L'ambitus est toutefois homogène grâce aux résonances aiguës des notes graves et à l'ancrage grave des aigus (comme unifiant métaphoriquement les domaines terrestres et célestes pour illustrer l'esprit religieux de cet oratorio).
L'Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Sir John Eliot Gardiner sculpte dans l'accompagnement de la soprano puis de la basse les qualités musicales qui monteront crescendo pour la Symphonie n°3 de Brahms. Gardiner interprète les différentes tonalités du romantisme au programme par une esthétique baroquisante, alternant l'énergie intense comme le recueillement. Le chef bondit et rebondit, fouettant les accents par des coups de baguette et de coude, avant d'amoindrir des gestes mesurés. La phalange le suit jusque vers des cataractes cuivrées (le contrebasson placé devant les tubas rajustant même ses bouchons d'oreille alors qu'il est bien entendu protégé par un panneau acoustique). Toutefois la partition romantique résiste en plusieurs points à un traitement baroque, notamment dans les attaques désynchronisées : la gestique du chef donnant les élans davantage que les nourrissants, elle peine à repartir exactement dans la continuité des phrasés (Gardiner interrompt même certaines longues phrases pour lancer les suivantes, dans le même esprit certes avec lequel il enchaîne les mouvements symphoniques). Le tempo s'accélère tellement qu'il semblerait précipité, d'autant plus que tous les concerts sont désormais des comptes à rebours avant le couvre-feu, sauf qu'il ne confond nullement vitesse avec précipitation et redescend vers une sérénité bienvenue en ces temps de crise. Gardiner triomphant lève et serre les points pour encourager à la résilience le public qui l'acclame.
Une force qui sera bien nécessaire durant ce couvre-feu vers lequel le public est obligé de se presser (comme dans les transports). Cette mesure ajoute une forme supplémentaire de discrimination envers certains mélomanes : ceux qui habitent loin de la salle de concert et loin de Paris intra-muros, comme s'il n'étaient pas déjà assez maintenus éloignés de la culture. C'est pourtant le "dossier" sur lequel le Ministère de la Culture était censé se battre, ce sont les leçons et les consignes de démocratisation culturelle qu'il donne à tous, tout en capitulant dans ses arbitrages.