Carmen à l’English National Opera, Almodóvar dans la langue de j’expire
Créée au Festival de Peralada en 1999 puis reprise dans de nombreuses maisons, notamment à de nombreuses reprises à Bastille, la production revient à l’ENO où les œuvres sont jouées et chantées en anglais comme le veut la tradition maison. Une transformation complète pour le chef-d’œuvre de Bizet, que le sulfureux Calixto Bieito accentue jusqu’à la passion destructrice des violences conjugales. Morte égorgée, Carmen est traînée par Don José telle la proie emportée par un loup : le point d’orgue d’une violence omniprésente et intensément focalisée (exactement comme les lumières de Bruno Poet) dans cet univers militaire, animal, obscène (gestes bestiaux et humiliations féminines). Le déchaînement constant et provocant contraste tout en partageant sa nudité avec un toréador dansant habillé de pénombre.
Le plateau vocal sonne très déséquilibré, les interprètes devant chercher bien davantage de délicatesse pour s’approprier ensemble la si rare traduction en anglais de cette partition si célèbre. Dans le rôle-titre, la mezzo-soprano lituanienne Justina Gringyté est une Carmen au charme assez malicieux mais restant dans un humble retrait pour tout le premier acte (y compris une très sage Habanera, où l’amour est un oiseau, mais point rebelle). Le timbre chaud et boisé couvre l’ensemble de la salle mais reste malheureusement très inégal sur la longueur et la durée, se perdant lors du finale.
Le ténor américain Sean Panikkar sculpte deux facettes à Don José, réservé et en retrait jusqu’au troisième acte où le visage devient profondément agressif, voire psychopathe, afin de plonger vers le désespoir de son personnage. La voix est à l'avenant, élancée et tirée vers les aigus, affaiblie dans les longues phrases. L’Escamillo du baryton-basse anglais Ashley Riches tout en présence montre une expressivité minimale. Loin du charme viril, le chanteur refuse les grands accents scéniques et vocaux. La voix est ronde et homogène, mais peu projetée sur tout l'ambitus, manquant de couleurs harmoniques, elle artificialise ses articulations.
La soprano anglaise Nardus Williams incarne une Micaëla expressive et prenant l'initiative. Dans cette version où elle ose faire des avances à Don José, elle reste convaincue dans le jeu, malgré une voix chevrotante. Les résonances de son air "Je dis que rien ne m’épouvante" sont très mesurées et cadencées.
La Frasquita de la soprano anglaise Ellie Laugharne est légère et s'adonne à un jeu voletant, superficiel. D'autant que la chanteuse reste dans sa zone de confort avec des nuances aussi mesurées que ses aigus. En contraste, humble et naturelle, sa duettiste Mercédès détient un timbre chaleureux et mélodieux, celui de la mezzo-soprano anglaise Samantha Price.
Le baryton-basse anglais Keel Watson reste un lieutenant Zuniga formel mais efficace, jusqu'à périr souillé par un besoin primaire de ses meurtriers. Sa voix ronde est caverneuse mais dégage peu d’ampleur car il raccourcit ses interventions. Alex Otterburn impose le caporal Moralès en soldat ferme, à la voix portée et plaisante. Les deux compères, Dancaire du baryton anglais Matthew Durkan à la voix homogène et aisée dans les graves ainsi que le Remendado du ténor anglais John Findon, au timbre léger mais maigre en projection, soutiennent le récit. Lilas Pastia l'aubergiste, joué par Toussaint Meghie offre le fil rouge (couleur sang et vin) de ce spectacle tel le fou aviné Shakespearien, tragi-comique.
Le chœur d’adultes et d’enfants de l’English National Opera se réunit, soudé, entraînant et solidaire sur scène. Le résultat vocal est joyeux et rassurant. Enfin, l’orchestre symphonique, dirigé par la cheffe italienne Valentina Peleggi, dynamise et propulse dans la musique de Bizet dès l'ouverture brillante, à travers ce sombre et cruel road-tripe espagnol.
Des applaudissements chaleureux accueillent les chanteurs, mais une partie des spectateurs exprime un accueil plus mitigé sur la production : "disappointing" dixit some unhappy few.