Bastille se remet à tourner, reprise du Barbier de Séville dans un climat gréviste
L'Opéra national de Paris a suspendu le 25 janvier 2020 la plus longue grève de son histoire (tous les ballets et opéras avaient été annulés depuis le 5 décembre 2019). Mais la grève semble loin d'être terminée. Les syndicats nous ont informés qu'ils feront annuler les spectacles les jours de manifestation nationale (la prochaine est prévue ce jeudi 6 février). Les autres spectacles ont bien lieu mais le public est accueilli, sur la place de la Bastille, avant même d'entrer dans le bâtiment, par un message affiché sur l'écran géant ("Les représentations ont repris à l'Opéra de Paris. Dans ce contexte, les organisations syndicales représentatives ont souhaité que soit rappelée leur demande de retrait du projet de réforme des retraites et de prise en compte des spécificités de l'Opéra."). En salle, un discours est lu avant le spectacle. Les premiers soirs, le régisseur faisait office de porte-parole au micro mais le son était noyé par les réactions du public (les huées luttant avec les applaudissements). Ce soir le message a été enregistré et il est diffusé, plus forte, mais il demeure presque inintelligible face aux réactions toujours identiques et aussi vives en salle. L'essentiel du propos consiste à rappeler que les salariés restent mobilisés contre la réforme des retraites et pour la culture, tout en ayant souhaité reprendre le contact avec le public.
La "grande boutique" s'est donc arrêtée fort longtemps mais la reprise de la machine orchestrale et scénique est impeccablement fluide. L'immeuble qui occupe toute la scène de Bastille dans cette production signée Damiano Michieletto tourne d'une manière aussi fluide et impressionnante que l'orchestre maison, notamment sous la battue ronde et précise de Carlo Montanaro (preuve -rare- que le courant passe entre ce chef et les musiciens et que ceux-ci sont heureux de retrouver leur fosse : ils restent jusqu'à la fin des saluts et applaudissent eux aussi). L'énergie du maestro se maintient durant toute la soirée, avec une intensité contrôlée, une énergie très en place qui se traduit dans tous les pupitres, couleurs et intentions de la phalange maison.
L'immeuble modernise les lieux de l'action et en renforce l'animation populaire. Devant l'entrée trône une voiture rutilante, entre le snack-bar et un mur tagué, une poubelle et une bouche à incendie. Aux étages, entre les évacuations de climatiseurs et les antennes paraboliques pour la télévision, le linge sèche sur les balcons où les femmes vont fumer en épiant le voisinage et la rue pour trouver de nouveaux ragots (et clients). L'immeuble tournant dévoile l'intérieur des habitations et présente les différentes pièces avec des actions simultanées (hélas habitées par des chanteurs sur différents plans rythmiques lors des ensembles). Un exemple dans une soirée constamment animée ainsi : pendant que Rosine chante au premier étage tout en pressant des oranges et beurrant les tartines, Figaro le barbier fait une permanente à l'habitante du deuxième et Bartolo fait ses comptes au rez-de-chaussée.
Ce plateau tourne rond (décors de Paolo Fantin), il dynamise l'action (avec des personnages qui montent, descendent, suivent le mouvement de la scénographie ou vont à rebours). La mécanique huilée soutient l'intrigue autant que le comique : le public rit de bon cœur à l'esprit bouffe de Rossini rendu ici en comiques de situations. Les costumes (Silvia Aymonino) sont eux aussi modernisés mais très variés, ils permettent de suivre l'intrigue, les déguisements et conditions (aussi bien sociales que sentimentales) des personnages : costumes de villes, tenues militaires ou joggings-baskets (qui sont eux aussi des uniformes). Tous les choristes-figurants sont vêtus de manière typique, habitants et badauds contribuant à investir ce plateau populaire.
Cet immeuble a l'électricité et de l'eau dans le gaz à tous les étages. Le dynamisme rythmé et cadencé emporte les rires, mais comme cet immeuble sait présenter plusieurs situations en simultané et tourne pour montrer l'envers du décor, cette mise en scène ne néglige pas l'aspect cruel et violent de cette histoire (la cruauté derrière les nobles apparences, tel est tout le projet de Beaumarchais à l'origine de cet opéra). Bartolo qui séquestre Rosina la pourchasse ici en prédateur à travers ce plateau tournant, lui bouchant les issues, arrachant le téléphone pour l'empêcher d'appeler à l'aide, violant le sanctuaire qu'est sa chambre d'adolescente pour s'asseoir sur elle, sur son lit d'enfant. La situation est renversée plus tard, lorsque Rosina invite cette fois Almaviva dans sa chambre (c'est alors elle qui prend le dessus).
La machine du plateau et de la fosse est bien huilée mais les chœurs de la maison et les principales voix masculines sont encore grippées ce soir. Les ensembles sont tous décalés, malgré les gestes limpides du chef. Celui-ci pointe même du doigt des chanteurs tour-à-tour pour guider leurs entrées et mouvements rythmiques, parvenant ainsi à sauver les accords finaux.
Le ténor espagnol Xabier Anduaga campe le Comte d'Almaviva. Il propulse son aigu mais il le reprend d'abord sous le contrôle d'un appui. Ses assises graves et son médium un peu rugueux rassurent sur le soutien vocal, mais les vocalises qui glissent, puis dérapent complètement annoncent une suite de soirée très compliquée. Le chanteur fatigue bientôt et frôle l'extinction de voix tout au long de la seconde partie du spectacle, son ultime effort pour émettre quelques notes soutenues déraille.
Le baryton Ilya Kutyukhin entre visiblement nerveux dans le costume de Figaro (il devait y succéder au Français Florian Sempey mais toutes les représentations de celui-ci ont été annulées par la grève). L'italien du chanteur russe est peu sonore, mais il fait vibrer ses lignes à travers de souples vocalises. La voix, elle aussi, fatigue hélas rapidement et déraille dans l'aigu (récoltant quelques bouh! dès la fin de son premier air).
C'est lorsque Bartolo est dans la parodie que le chanteur basse italien Carlo Lepore se fait le plus lyrique, lançant sa voix grandiloquente. Son chant n'est pas haut perché mais quand il se perche dans les hauts étages de l'immeuble, il résonne en échos à travers le plateau. Le reste du temps il est davantage vrombissant. Étonnamment, ses rythmes sont en retard sur les tempi modérés (prenant son temps pour s'élancer) mais se calent sur les cadences diaboliques de cette musique (perdant cependant le volume).
Basilio le Maître de musique est donc ce soir digne de son titre, Krzysztof Bączyk (bien qu'il lui manque les notes les plus graves de sa partition), donnant la mesure et les accents dans tous ses ensembles.
Fiorello a la délicate mission d'ouvrir la soirée, ce que Tommaso Barea fait avec une voix lyrique, certes un peu voilée dans le timbre mais à l'amplitude ronde et généreuse toute rossinienne. Agile dans l'aigu il semble capable de chanter ce soir ce Figaro de Rossini, comme un autre soir le Figaro de Mozart (son phrasé rythmé lorsqu'il s'adresse au Comte rappelle "Se vuol ballare, signor contino").
Marion Lebègue n'a ni froid aux yeux ni à la voix (son personnage s'amuse avec un voisin sous les combles et sous les draps) : sa grosse voix de Berta assume pleinement son aria. La voix a autant d’abattage que de caractère, le vibrato ample sur des appuis toniques se déploie largement dans la nef de Bastille sans perdre d'agilité vibrée.
Lisette Oropesa revient enfin et pour la seconde fois à Rosina, 17 ans après ses débuts dans le rôle (elle a posté une charmante photographie souvenir de jeunesse sur les réseaux sociaux). Le personnage est ici encore plus jeune : une post-adolescente frondeuse et boudeuse en tenue gothique. La soprano américaine l'incarne avec la vraisemblance d'un teenage movie et n'oublie pas de canaliser ce jeu sémillant et lumineux dans la voix. Avec son long souffle, elle passe en une phrase d'un aigu coloré à un grave nourri, puis remonte en vocalises agiles et sensuelles depuis le grave guttural jusqu'à l'aigu, moiré ou miroitant, explosif ou intensément contenu à l'envi.
Tonight we will perform for the second time, Il Barbiere di Siviglia at the @operadeparis! My voice teacher sent me this photo of me at age 19, performing Rosina. Now 17, years later, I get to perform it for a second time! #operadeparis #rosina #opera pic.twitter.com/e3RsS27wjU — Lisette Oropesa (@Lisette_Oropesa) 1 février 2020