L'Enlèvement au Sérail, sombre relecture à Genève
Le metteur en scène Luk Perceval fait le pari d’éclairer L'Enlèvement au Sérail de Mozart par des textes d'Aslı Erdoğan, auteure turque, vivant en exil et opposante résolue au régime en place dans son pays. Ces textes issus du Mandarin miraculeux sont confiés à des acteurs, doubles très âgés des protagonistes de l’opéra. Ils prennent la place des scènes et dialogues parlés du Singspiel d’origine (faisant disparaître ainsi les personnages non chantés comme le magnanime Pacha Sélim, pourtant central dans l’intrigue), et s’intercalent donc entre les numéros chantés de l’œuvre.
Ces textes très esthétiques et sombres, désespérés, sonnent comme des bilans de vie, dans la bouche et les corps d’acteurs incarnés : Jacqueline Vercruyssen (Konstanze), Joris Bultynck (Belmonte), Patrice Luc Doumeyrou en vieil Osmin lubrique et noir de pessimisme, et surtout Iris Tenge (Blondchen) qui, par sa voix diaphane émeut aux larmes.
Mais le merveilleux butte sur les problèmes d'articulation entre joué-parlé et chanté. Même la meilleure volonté des interprètes ne peut unir ces deux spectacles différents : amère méditation sur la vie d’un point de vue de migrants vieillis, toujours déracinés et profondément désespérés d’une part, et une compilation musicale d'Enlèvement au Sérail où les chanteurs peinent à trouver le jeu et la légèreté de ces aventures comiques (celle d’une turquerie somme toute assez banale, une comédie où les tourments amoureux et les inquiétudes sont des clichés que le lieto fine-fin heureuse va balayer).
Dans une structure centrale, une cage ouverte d’un côté et qui tourne presque constamment, entourée de nombreux figurants tournant également, marchant ou courant, parfois assis, parfois à contre sens, pour figurer sans doute le flux de la vie, avec ses aléas, ses revers ou ses moments glorieux. Les protagonistes (acteurs ou chanteurs) avancent vers l’avant scène et alternent textes et chants, les chanteurs jouant quasi exclusivement avec leurs vieux doubles (bien plus qu’avec les autres protagonistes de l’opéra… sauf quand ils se parlent parfois).
L’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Fabio Biondi assure ses parties avec discrétion, comme les Chœurs du Grand Théâtre de Genève (ici dissimulés). Ces phalanges, comme pour conserver autant que possible la référence à la partition d'origine ou le socle du spectacle musical, sont impeccablement en place, dans le rythme, la justesse, les équilibres, les intentions, toutes nettes et comme sans caractérisation. Denzil Delaere campe lui aussi un Pedrillo assez effacé, avec une voix de ténor monochrome, souvent couverte, mais cependant un engagement scénique convaincu (dans ce qui lui est ici demandé), et parvenant à être touchant dans la romance Im Mohrenland du troisième acte.
Nahuel Di Pierro est un comédien varié mais de fait divers ici car il propose un Osmin tour-à-tour pré-révolutionnaire convaincu, puis ivre, puis un mélange des deux, en lieu et place du caricatural turc sanguinaire (qui devait faire contraste avec le noble pacha magnanime, ici disparu). La voix est aisée dans le medium et dans l’aigu, facile mais manquant les graves de la partition. L’orchestre pourtant attentif à lui laisser une fenêtre dynamique en jouant souvent piano, le couvre régulièrement.
Claire de Sévigné est une voix de type "soubrette" très seyante pour le rôle, un peu monochrome mais néanmoins charmante et bien menée, avec des aigus aisés. L'avancement dans la carrière dotera sans doute son grave de plus de matière (en poitrinant par exemple quand utile), sans perdre la joliesse de ses arias et sa gracieuse apparence scénique (quoique rendue impossible à comprendre en contraste avec le propos sombre).
Olga Pudova, est une Konstanze à l'aise dans le médium aigu malgré son défaut de graves, péché très véniel cependant au regard de l'étendue vocale aisée et naturelle. Sa projection donne l’éclat à ses sommets et elle possède également un suraigu chaud et sonore. Les coloratures si difficiles qui caractérisent le rôle sont rondement menés, avec même les couleurs tristes qu’il convient d’y apporter. Elle joue également avec aisance ce qui lui est demandé, mais comme se refrénant d'être trop touchante. Julien Behr enfin propose Belmonte avec une voix de ténor claire, solide, charnue et d’une tenue tout aristocratique. La ligne est racée, aisée et longue, sonore tout le temps même dans les ensembles, touchant dans ses airs emplis d'émotions (faisant fi de la mise en scène).
Pour coller au propos, la fin "heureuse" est supprimée et l’espoir convoqué sous la forme d’un enfant à la fin du duo Edle Seele (Belmonte et Konstanze), promesse d’un avenir plus radieux. Mais non point pour ce spectacle reçu, dès la tombée du rideau, par les huées couvrant des applaudissements. Huées qui redoublent aux saluts de l'équipe scénique mais qui laissent place aux applaudissements pour les interprètes.