Les Pêcheurs de perles à Toulon ou la voix nacrée
Cette œuvre et cette production ont un horizon chimérique et religieux fait d’intolérance et de clair-obscur. Ce Ceylan onirique se peaufine de saison en saison au fil des reprises de cette mise en scène signée Bernard Pisani (nos précédents comptes-rendus). Elle souligne le drame et la musique, enveloppant dans une ambiance insulaire, perle miroitante de bleu et de safran à la surface du grand océan. Des vagues, arabesques cernées de noir, bercent la scène de leur langueur (Alexandre Heyraud), grâce à la poussée de cinq danseurs-pêcheurs. Ils emportent les vagues sur la grève et sont omniprésents, comme pour rappeler aux êtres pris dans les rets des civilisations, leur berceau d’humanité. Athlétique sans virtuosité, elle offre un contrepoint mobile à la statuaire hiératique d’une Shiva (en réalité un Bouddha selon l’imagerie thaïlandaise), en fond de scène.
Les lumières sont le liant de cette atmosphère sensuelle et inquiétante, auréolant la scène d’une mouvante luminescence, entre lune et soleil, eau et feu, qui puise ses pigments à même l’étoffe voilée des costumes indiens (Nathalie Perrier). Uniques et homogènes, simples et majestueux, ils enveloppent les épidermes d’Orient et tissent une route soyeuse aux voix. La direction d’acteur permet aux personnages, longuement sollicités dans leurs monologues ou duos, d’occuper la scène avec des gestes et des attitudes évidentes, de manière à donner âme et consistance à un livret convenu.
Le quatuor vocal semble se nourrir d’un même met délicat : la langue française. La lente manducation de sa matière qu’elle exige des chanteurs réunis sur le plateau semble prendre sa source dans la tragédie baroque. Des sentiments bien humains, l’amitié, l’amour, déchirent et recousent le trio-phare, les pêcheurs font mouche sous le regard impersonnel du prêtre.
La Leïla de la soprano française Anaïs Constans surgit des ondes orchestrales. Les différents registres de sa tessiture s’étoffent legato, tantôt généreuse, tantôt serpentine, en fonction de la trame orchestrale. Elle s’y pose ou s’y faufile, toujours timbrée et ductile, dans l’explosion ou la retenue. Les couleurs aussi sont coloratures, transparentes, ourlées ou brumeuses, varient en fonction des épreuves que traverse la prêtresse-parjure (dont les regards savent en dire long sur la condition féminine de cet autre-temps et autre-lieu).
Autre perle surgie des ondes, le ténor flamand Reinoud van Mechelen en Nadir, dont la tessiture atteint aisément le zénith. Il en ramène les couleurs célestes qu’il enrobe d’une aura mélodique. Avant d’aimer Leïla, il aime la lumière du chant français, le récitatif si prégnant qu’elle autorise, unissant déclamation et expression. Le léger accent du chanteur en souligne la saveur particulière, liée à telle ou telle ouverture requise pour entonner chaque voyelle. Je crois entendre encore se pose avec évidence sur la scène, à la pointe fine de son pinceau vocal.
Zurga est confié au baryton français Jérôme Boutillier. Grand, mince, noble et énergique, il est un miroir pour Nadir (dans leur légendaire duo évidemment, Oui, c’est elle, c’est la déesse). Le chanteur s’épanouit en même temps que le personnage, dès lors qu’il quitte le lourd turban du pouvoir officiel. Quelques duretés initiales dans les aigus se polissent pour révéler l’humanité complexe qui s’attache à la voix de baryton, et qui réclame toujours la même fermeté et sincérité. Il projette sa voix en homme de parole et en homme de chant, socialement et musicalement.
Le grand prêtre Nourabad du baryton-basse camerounais Jacques-Greg Belobo, habitué des rôles-archétypes de Dieu, de Roi et de Père, s’impose avant tout, livret oblige, par sa présence charismatique. Ses regards de divinité courroucée ne parviennent pas à glacer la nuit chaude et douce de son timbre qui se fond dans l’orchestre. Certes, puisque le véritable pouvoir est ici celui de l’homme, celui de Zurga.
Robert Tuohy, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon, fait voguer ce grand vaisseau, entre mer calme et tempétueuse, transparence et tourbillon. La baguette est décidée, vigoureuse, précise. Elle appelle l’éclat. Le regard est constamment panoramique, afin de synchroniser l’ensemble, Chœurs compris, assez sollicités dans cette partition. Comme dans la vie, le plus délicat est de rompre le silence et d’imposer un tempo, une couleur, une présence. La fosse s’en acquitte, active et sensuelle (notamment par la couleur des cuivres), tandis que le chœur devrait parvenir, dans les représentations suivantes, à mieux trouver son assiette et sa répartition stéréophonique. La partition chorale est redoutable sur le plan de l’articulation et des confins aigus exigés des soprani.
Le public applaudit, très longuement, et salue, avec bonheur et avec Bizet, « Le soleil, l’air et la mer immense ! ».