J'aime pas les concerts ! Mais j'prendrais bien un café... à Marigny
S’instaure alors un conflit entre musique savante et musique populaire, cette dernière prend sa revanche et s’impose sur la scène (une métaphore du travail du Palazzetto Bru Zane, réhabilitant des œuvres et des genres délaissés). Rodolphe Briand, a eu carte blanche du Centre de Musique romantique française pour préparer ce spectacle. Il s’inspire de tout l’univers des bouffes du XIXe siècle, à mi-chemin entre vaudeville et chanson française pour recréer l’ambiance d'alors.
Des passages de Georges Feydeau et d’Alphonse Allais ponctuent les différents chants, leur donnant une entrée en matière cocasse et croustillante. Le ténor se plonge d'abord dans les mémoires de Paulus, dont il a étudié les différentes figures de l’époque telles que Victorine Demay, Thérésa, Mogador, ou encore Zulma Bouffar -interprète phare des opérettes d’Offenbach. Vêtu d’un costume trois pièces arlequin et de chaussures rouges, le ténor ne montre d’abord sa voix qu’au travers de la parole et de l’apostrophe au pianiste : « Pouvez-vous au moins supprimer la main droite je vous prie ? ». Reprenant l’idée de la pièce de Feydeau, Amour et Piano (1883), Vincent Leterme, capable de moduler une chanson avec du Mozart ou du Liszt, parlant de Wagner, mêle agréablement et avec théâtralité deux répertoires qui semblent de prime abord incompatibles. Cela « agace-gace-gace » le ténor, fulminant sur un texte de Bourget débridé par la musique d’Ettling.
Au nom de Wagner le chanteur s’interroge, ne serait-ce pas le pharmacien de la butte Montmartre ? S’ensuit alors Souvenir de Bayreuth de Fauré et Messager. « On endort les gens quand on les wagnérise » s’écrie le ténor qui propose au pianiste de jouer plutôt du Chaudoir (autre redécouverte signée Bru Zane). Des thèmes prosaïques voire paillards et souvent absurdes amusent le public. La voix du ténor s’affiche dans l’excès de ce qu’elle illustre. Le timbre et le coffre sont là mais parfois pour tourner en dérision le sérieux même qui pourrait être conféré au lyrisme. Le souci est donc plus centré sur l’articulation que sur la virtuosité vocale. La performance théâtrale prime : l’accent titi parisien, le bégaiement étudié, la singerie des voix fluettes d’enfants ou de femmes sont exécutés avant tout pour faire rire. D’ailleurs, de nombreuses contrepèteries et jeux de mots ont cours, le pianiste s’exclame ainsi : « Cet homme est ténor et m’embête » pour « Cet homme est énormément bête ». Les textes loufoques de Mortreuil, Joullot, Bouchaud, Delormel, Laroche, Garnier, Cros, Franc-Nohain, Gabillaud, Bruant, Frébault, Chivot ou encore Duru sont chacun mis en valeur par le charisme du ténor accompagné par son pianiste qui ne tient pas en place proposant toujours davantage de clins d’œil musicaux. C’est alors l’occasion pour les spectateurs de découvrir des compositeurs peu connus mais frais et légers tels que Borel-Clerc, Georges, Gangloff, Cabaner, Terrasse, Liouville, Waldteufel ou encore Audran.
L’exagération et la réitération d’une mauvaise prononciation peuvent sembler parfois lourdes et un peu artificielles, par exemple, au « Beau sexe » on substitue le « Beau sesque » pour que tout soit tourné en dérision, à la fois les paroles et la musique. Il y a ainsi trois sexes : l’homme, la femme, le sexagénaire. Le plus beau des trois (détroit) étant : Gibraltar ! Tout est un prétexte pour faire rire. L’accent parisien est forcé, les allusions aux différents quartiers de Paris et notamment à la rue St Vincent sont là pour évoquer un Paris populaire et amuser le public. Parfois le ténor laisse sa voix s’épancher dans un vibrato gras en fin de phrase : tout est pris sciemment au second degré.
À la fin, le ténor se dédouble même, mi homme, mi femme (étonnamment pas mimolette), il dialogue avec lui-même. Il prend une voix de tête nasillarde pour endosser le rôle de la femme mais s’épanouit davantage dans celui de son interlocuteur masculin où sa voix est moins alourdie et étouffée que par les masques qu’elle adopte par ailleurs.
Après la nourriture, les femmes, les maris trompés (thèmes récurrents des diverses chansons), les deux compères égrillards chantent en bis de nouveau les femmes avant de proposer La Pêche à la baleine de Kosma et Prévert. Le ténor se fait alors conteur d’une histoire rocambolesque, où sa voix prend les couleurs bigarrées des différents personnages qu’elle présente. Tous les choix interprétatifs sont assumés, dans le sourire et la bonne humeur, contagieux pour le public.