Un Requiem allemand, Raphaël Pichon et la relève à La Seine Musicale
La Seine Musicale, lieu de résidence pour l'Insula Orchestra et le Chœur accentus de Laurence Equilbey lance une nouvelle série d'invitations à des chefs, chœurs et ensembles sur instruments d'époque. Trois jours après Speranza Scappucci pour la Messa di gloria de Rossini et à la veille de la Selva morale de Monteverdi par Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre, c'est Raphaël Pichon qui dirige des cohortes musicales aussi jeunes que prometteuses. Et méticuleusement préparées : le public peut le constater dès l'entrée en scène des choristes, qui marchent en file vers le fond du plateau, puis alternent dans un ballet réglé pour rejoindre leur place, la première allant s'asseoir à Cour, la seconde à Jardin, puis Cour, Jardin, etc. dans une symétrie ordonnancée (d'autant que cette phalange chorale réunit deux ensembles : le Jeune Chœur de Paris et la Maîtrise de Notre-Dame qui trouve en La Seine Musicale un nouveau lieu d'accueil dans sa saison nomade le temps que soit restaurée sa Cathédrale brûlée).
Le chant choral est à l'image de cette précision, délicat et homogène, mais riche à chaque pupitre. Raphaël Pichon dirige mains nues (sans baguette), très près des voix, articulant les paroles avec les doigts comme avec la bouche. La souplesse et longueur des gestes anticipe et prolonge les consonnes dans la souplesse, les voyelles dans la clarté. La langue germanique se montre poétique, recueillie, méditative. La précision des fins accords se conserve dans les immenses élans de la partition qui emplissent l'acoustique.
Les sopranos montent vers un aigu élevé et assuré, filé ou vibré à dessein. Dans ce Requiem en deux parties, allant depuis la douleur vers la félicité, leur timbre guide l'ensemble des musiciens vers la clarté même dès les accords plus sombres des premiers mouvements. Les contraltos et les basses ancrent l'harmonie, ceux-ci avec une noblesse de phrasé, celles-là par un corps de voix suave. Basses et ténors affermis se rejoignent en sachant, tous, barytonner, y compris les basses profondes et les ténors couverts.
#ConcertSurSol #77 Deutsches Requiem de Brahms sur instruments d'époque, sans vibrato, rien qu'avec de jeunes musiciens : Jeune Orchestre de l'Abbaye (de Saintes), Jeune Chœur de Paris, Jeannine De Bique, Edwin Fardini. Les équilibres sont assez différents, les couleurs aussi. pic.twitter.com/ynJetYw3Wj
— Carnets sur sol (@carnetsol) 3 décembre 2019
Le chœur transmet ainsi sa douceur et sa justesse, progressivement, aux instruments dont l'accordage avant le concert était déjà incertain, dont les premiers accords hésitent sur l'assise et la justesse (notamment des pupitres graves). Les bois manquent de souffle mais les cuivres se reprennent. Surtout, les timbales posent la douceur et la précision de l'ensemble, une forme de revanche sur l'histoire : la légende voulant que la première de cet opus en 1867 fut gâchée par le timbalier qui noya le son en confondant l'indication fp (un coup forte puis roulement piano immédiat) avec ff (fortissimo). Quelques départs anticipés ne se laissent alors ni abattre ni déconcentrer ce Jeune Orchestre de l'Abbaye aux Dames (en résidence à Saintes), même lorsqu'un violoniste doit changer une corde cassée entre deux mouvements, empruntant l'instrument d'un collègue violon 2 quand il ne joue pas.
L'ensemble des musiciens devient accompagnateur, suivant le phrasé du baryton solo Edwin Fardini lorsque celui-ci s'avance. "Seigneur apprends-moi qu'il doit y avoir une fin à ma vie" guide le tutti dans une prière intense. L'espoir et le deuil sont marqués d'accents et d'éclats sans perdre la ligne claironnante de l'aigu mais toujours avec contrôle. Jusqu’en d'impressionnantes puissances. Dans sa large palette de volume, le soliste reste en place et juste alors même que l'orchestre se perd, la fatigue du concert se faisant sentir dans cette œuvre immense.
Au cœur de l'opus et des interventions du baryton, la soprano Jeanine de Bique offre son épisode soliste en opposition de caractère totale, comme une parenthèse enchantée et céleste. Edwin Fardini est spécialiste de la mélodie et du Lied, et du grave, Jeanine de Bique est une chanteuse lyrique à l'aigu vibrionnant de lumière. Le volume est très fin et assuré, les longues lignes sont nourries en densité : dans l'appui d'un filin qui n'a pas besoin de lever la voix et le volume pour se projeter et rayonner.
Les interprètes réunissent ainsi terrestre et céleste, ainsi que les styles formant la richesse de cet opus : oratorio, Lied et opéra avec spiritualité, prosodie allemande et lyrisme. Raphaël Pichon a même préparé de petits événements comme scénographiés pour cette version de concert : les choristes se rasseyent pour chanter la sixième séquence afin de mieux se lever en un "clin d'œil" : "Augenblick" que chante le texte, celui de la métamorphose quand retentit la trompette du jugement dernier.
Éclatante comme l'ovation publique.