La diva Hibla Gerzmava à la Salle Gaveau de Paris
Vêtue d’une robe majestueuse parée d’une cape noire et rouge, Hibla Gerzmava commence son récital en mettant la Russie à l’honneur : Glinka, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski, Rachmaninov. Des mélodies courtes se succèdent. Il s'agit d'une mise en bouche avant les airs du grand répertoire interprétés dans la seconde partie. Lors de ses aller-retours sur la scène entre chaque chant, les atours de la diva volent au vent. L’ondoiement de sa cape suit le déploiement de sa voix, chaude et ronde. Tour à tour dans des mélodies dynamiques, tourmentées ou élégiaques, son aisance vocale s’affirme, l’ampleur de son coffre et son vibrato de soprano dramatique se font entendre sans effort apparent. Les voyelles sont exubérantes, les consonnes un peu moins marquées. Toute la générosité du son qui est offert pâtit sans doute de sa qualité même, ouvrant l’arrière de la bouche et levant le voile du palais pour donner à entendre tout en douceur et avec une grande facilité les notes les plus aiguës, la clarté de l’élocution est parfois mise au second plan, mais le plaisir auditif est assuré : prima la musica dopo le parole.
La couleur sombre de sa voix s’épanouit davantage dans le grand répertoire de la seconde partie, notamment avec Donizetti, Verdi et Bellini. Sa puissance vocale déborde le cadre intimiste des amourettes musicales de Fauré ou de Hahn. La justesse, malgré les écarts fréquents de notes et de nuances subito, est remarquée. Le vibrato naturel et profond se pose sur la délicatesse du jeu du piano dont les arpèges semblent s’écouler telle l’eau d’un ruisseau. La forte personnalité de la voix de Hibla Gerzmava se sert de l’accompagnement instrumental comme d’un tremplin pour dévoiler le ton tragique de certains chants à travers une conviction vocale sans faille. Parfois, elle accompagne son chant aux accents graves d’un geste lent et affecté : le geste dessine, la voix colore.

Les couleurs de la voix sont bigarrées, les ondulations auxquelles elle se livre, surtout lors de l’interprétation du grand répertoire, laissent entendre mordants, trilles et la chaleur d’une voix qui même a cappella semble encore vêtue. Pour chanter les grands airs italiens, la diva se pare d’une autre cape, tout aussi impressionnante que la première mais cette fois aux reflets vert-bleu. La pianiste qui reste sur la réserve par rapport à la cantatrice propose un jeu très délicat, laissant parfois entendre les tourments d’une âme agitée ou les accents virevoltants d’un folklore bucolique.
L’interprétation de Piangete voi d’Anna Bolena de Donizetti est magistrale, solennelle et permet à la cantatrice de déployer sa voix de coloratura. Elle s’épanouit sur les points d’orgue, se livre à des ornementations sans en abuser. Les descentes chromatiques sont admirablement effectuées, y compris en pleine fougue d’un tempo ostinato (obstiné). Pour le fameux Casta Diva de Bellini, Hibla Gerzmava fait vibrer avec largesse sa voix de manière homogène, son timbre est sûr et jamais mis en péril. Néanmoins, le choix interprétatif de chanter certains termes clefs, chargés d’émotion comme « fatalità » répété deux fois, dans les graves, pour le Verdi, dans La Forza del destino, "Pace, pace mio Dio", subito comme des lamentations désespérées, pousse par souci de sincérité expressive à détimbrer exceptionnellement la voix, mais rejoint avec cohérence le récitatif qui précède et succède à l’aria.
La salle comble applaudit avec enthousiasme la grande voix dont la chaleur et la rondeur des sons réchauffe une froide soirée d’hiver. Suite à son succès, Hibla Gerzmava et sa pianiste proposent alors deux airs italiens en bis et un air folklorique russe chanté avec une mine facétieuse et pleine d’entrain, accentuant l’aspect dramatique et étirant l’ambitus du chant pour laisser ondoyer sa voix à l’instar de sa cape.
