Mort à Venise, Triomphe à Londres
L'Opéra Royal de Londres a une étrange, car distante relation avec le dernier opus lyrique de Benjamin Britten. L'English Opera Group qui avait créé l'œuvre à Aldeburgh en 1973 l'avait relancé à Covent Garden en 1978, mais l'œuvre n'est revenue sur la scène de ce ROH qu'en 1992, puis rien avant cette production actuelle de David McVicar. Probablement car ce dernier opéra de Britten est à bien des égards son plus difficile à mettre en scène.

Exception faite des œuvres comme Owen Wingrave (car composé pour la télévision) et les Church Parables, Death in Venice se démarque par son approche frappante de la distribution. La nouvelle de Thomas Mann met en effet Gustav von Aschenbach au centre de l'action, ce qui place le protagoniste de Britten sur scène presque constamment. Ce tour de force écrit à l'origine pour le partenaire de Britten, Peter Pears, a été relevé ensuite par de grands noms : Robert Gard, Philip Langridge, Robert Tear et donc leur successeur ici, Mark Padmore. Le ténor donne une exécution stellaire du rôle par son agilité et son aisance. La diction superbe, les articulations souples et imaginatives sont autant de finesses mais qui servent une projection pleine pour cette salle, précise et distincte depuis l'à peine audible jusqu'à un volume à faire trembler les murs. Sans doute aussi frappant, toutefois, dans ce spectacle est le temps que passe Padmore sur scène sans chanter, donnant au public un ensemble de mouvements qui cadrent parfaitement avec les sections chorégraphiées dans cette production. L'artiste semble pouvoir faire aussi bien carrière au concert qu'au théâtre.

Le ténor Gustav von Aschenbach n'est secondé que par un baryton, mais qui ne chante pas moins de sept rôles distincts à lui seul. Des rôles étonnamment exigeants, mais chacun d'une manière très différente. Gerald Finley y est tout aussi impressionnant que le ténor, mais pour des raisons presque opposées : sa capacité à changer de costume et de style musical en si peu de temps. Il semble difficile d'imaginer qu'il puisse être un "vieux dandy" convaincant dans le premier acte et la "voix de Dionysos" dans le second, mais Finley reçoit un triomphe dans ces rôles, comme dans tous les autres (voyageur, vieux gondolier, directeur de l'hôtel, barbier et chef des acteurs). Sa voix est extraordinairement adaptable, cohérente sur toute la tessiture - y compris un fausset qui suffirait à faire carrière au concert. Tout comme l'Apollon de Tim Mead, voix de contre-ténor très riche et construite, à la beauté des lignes classiques mozartiennes (annonçant déjà son voyage à Garsington pour Farnace dans le Mitridate, rè di Ponto de Mozart l'été prochain).

Le reste de la distribution se compose d'un ensemble, avec pas moins de 16 rôles, dont aucun n'apparaît pour plus d'une ou deux scènes avec seulement quelques lignes (renforçant le focus sur le personnage principal). Cet ensemble comprend quelques-unes des jeunes voix les plus en vue et actives de la Covent Garden Company. Elles tiennent chacune leur petit rôle (mère allemande, célibataire russe, etc.) avec habileté et caractérisent vocalement les personnages avec présence.

La danse assure tout autant le succès et la superbe du spectacle. Avec le Tadzio de Leo Dixon et le Jaschiu d'Olly Bell à la tête du corps de ballet, Lynne Page dirige une chorégraphie complexe qui fait partie intégrante de Death in Venice au même titre que les mots, les notes ou le théâtre. Très stylisés, pour la plupart, les mouvements se jouent des exigences de l'intrigue (les Jeux d'Apollon, par exemple) en réinventant une danse très élégante et traditionnelle.

Le chef d'orchestre Richard Farnes dirige des instrumentistes et des chœurs du ROH en pleine forme. La partition est pourtant complexe, avec une écriture phénoménale pour percussions accordées qui offrent ici une démonstration de virtuosité au xylophone et vibraphone (sur un contrepoint impeccable de harpe et piano). Le chœur maison s'exprime aussi bien sur scène en tant qu'acteurs que tel un chœur grec, soutenant une production sophistiquée.

La mise en scène de McVicar reprend en effet une infinité d'allusions à l'antiquité classique. Un univers qui permet de souligner la beauté des corps d'Apollon dansant et la tension homo-érotique sublimée en transcendance esthétique, au centre de la nouvelle publiée par Thomas Mann en 1912, du film qu'elle inspira à Luchino Visconti en 1971 et à l'opéra de Britten à la même période. Livret et musique acquièrent ainsi une dimension mythique, rehaussée par l'élégance des mouvements scéniques, les décors de Vicki Mortimer et les lumières de Paule Constable.
