Le Ring à Berlin II : La Walkyrie, sonorités et sororités
Dans la deuxième partie de L’Anneau du Nibelung selon Guy Cassiers, la discrète direction d’acteur laisse beaucoup de place pour les chanteurs au milieu de chevaux sculpturaux et de tasseaux-troncs descendant des cintres (décors de Cassiers et Enrico Bagnoli). Tout aussi discrètement que Daniel Barenboim se dirige vers la fosse (ne permettant pas aux spectateurs de lui faire le bon accueil d'avant chaque nouvel opéra du Ring). C'est ainsi avec soudaineté que la Staatskapelle de Berlin se lance dans la représentation de la tempête, dont le traitement devient emblématique non seulement de La Walkyrie, mais du deuxième secret de maestro Barenboim : l’accroissement suivi par la décroissance, souvent jusqu’au quasiment inaudible, puis l’accroissement encore, sans jamais perdre en intensité dramatique. D’après Barenboim, il n'est donc jamais trop tard pour changer le destin.
Comme dans L’Or du Rhin la veille, l’impressionnante sonorité du plateau vocal est également une sororité, notamment à l’acte III dans une chevauchée que Barenboim rend sensiblement dansante. Les huit walkyries méritent toutes d’être mentionnées : Christiane Kohl (Gerhilde), Vida Miknevičiūtė (Helmwige), Anja Schlosser (Waltraute), Natalia Skrycka (Schwertleite), Anna Samuil (Ortlinde), Julia Rutigliano (Siegrune), Anna Lapkovskaja (Grimgerde), et Dshamilja Kaiser (Rossweise). Elles sont toutes dotées du ping (le formant du chant) nécessaire pour trancher l’orchestre wagnérien et contribuent merveilleusement à l’individualisation –les interventions solo se suivent de façon drastique, chacune avec un nouveau caractère émotionnel– et parmi le tonnerre polyphonique, un mur vocal destiné à protéger leurs consœurs Brünnhilde et Sieglinde.
Parallèlement aux rôles plus lourds comme Kundry (qu’elle campait l’année dernière à Bastille), Isolde et Brünnhilde, Anja Kampe continue d'engranger les succès sous les tilleuls (surnom de ce théâtre berlinois) et ailleurs dans le rôle de Sieglinde. Vocalement, la soprano allemande parvient à dompter la Brünnhilde s’épanouissant en elle, surtout dans le haut registre tantôt explosif et retentissant, tantôt doucement intégré dans de belles lignes intenses, ce qui n’éclipse toutefois pas la précision de l’élocution ni l’intensité rythmique et dramatique. Précision et intensité qui marquent en outre sa parenté vocale avec Simon O’Neill en Siegmund, qui prend les risques d’un chant ouvert et vulnérable, agressé lorsque le livret le demande. L'interprète tire un maximum des nuances de son texte dans un portrait psychologiquement riche et complexe, toujours en impeccable synchronisation avec le chef. Il utilise également au mieux son ténor perçant, plus clair qu’héroïque, qui contraste avec la noirceur assurée de Falk Struckmann. Celui-ci, soigneux de la diction, incarne un Hunding à l'agressivité toujours immanente.
Sa sympathisante, déesse du mariage et de la fidélité, profite elle aussi du soutien du chef : sonore et percutante Ekaterina Gubanova qui campe une Fricka à la voix jeune, avec un jeu (vocal et gestuel) naturel, des consonnes mordantes et une énergie qui s’épand depuis les graves jusqu’aux aigus. La mezzo laisse une empreinte (et un tintement) dans les oreilles des spectateurs, comparable à la trace durable que laisse le "regard qui tue" lors de sa rencontre non verbale avec Brünnhilde.
Iréne Theorin, au sommet de sa forme dès sa première apparition dans la Tétralogie, semble toute-puissante : douée d'une projection déployée comme pour ses sœurs-walkyries, mais d’une qualité encore plus glaciale et tranchante. Comme les cuivres employés en fanfare martiale, l’instrument au timbre riche de la guerrière se montre tout autant capable d’une tendresse chaleureuse dans les graves ou d’un diminuendo dans le registre haut, aussi approprié pour des sauts exquisément équilibrés et une fragilité sur le point de se briser. La voix et le jeu résident et résonnent solidement dans son corps. Même ses inhalations sont chargées d’émotion (et mettent en haleine la salle), sans qu’elle ne perde jamais le fil dramatique et musical : son « annonce de mort » d’abord glaciale –l’empathie refoulée– est suivie par un réchauffement progressif, jusqu’à l’épreuve finale, négociation entre deux égaux.
Son égal est bien évidemment Michael Volle, interprète de référence non seulement d'Hans Sachs (nos comptes-rendus de Bayreuth et de Munich) mais aussi de Wotan. Il incarne un Maître des Dieux hâtif et hautement complexe, à la fois cohérent et fragmenté, avec une pulsion inconsciente par laquelle se réalisera sa tragédie : le double sacrifice de ses propres enfants. Le Wotan de Volle devient ainsi le moteur et l’emblème de sa propre tragédie, où tout tourne autour de la maîtrise de soi, de ses limites et ses conséquences. Le futur Wanderer vit au milieu de chaque instant dramatique, laisse vaguer ses pensées pendant qu’il parle, glisse subtilement vers une expression nouvelle –voire au milieu d’une même phrase– pour s’arrêter juste avant le rugissement, avant la perte de contrôle et la prise de conscience. Lorsqu’il finit par l’atteindre, les spectateurs sont autant effrayés par ses outrages assourdissants qu’ils sont émus de compassion par ses adieux à Brünnhilde. Volle dévoile alors audacieusement la fragilité du personnage –le timbre exposé et vulnérable, l’attaque très légère– avant d’invoquer Loge avec une telle force et fraîcheur, qu'il semble capable de tout recommencer.