En amour comme à la guerre : Castorf s’attaque à La Force du destin à Berlin
Dans l'art de Castorf, comme en amour, tous les coups (de théâtre) sont permis. Depuis son interprétation controversée de L’Anneau du Nibelung à Bayreuth (2013), Frank Castorf est connu non seulement comme enfant terrible du théâtre contemporain (et intendant de la Volksbühne de Berlin jusqu’en 2017), mais également comme metteur en scène radical d’opéras, dès 1998 avec Otello de Verdi à Bâle. Après Jakob Lenz de Wolfgang Rihm (2008 au Festival de Vienne), le Ring et plus récemment Faust de Gounod à Stuttgart en 2016 et De la maison des morts de Janáček en 2018 à Munich, Castorf revisite ici le terrain verdien pour monter La Force du destin.
La scène tournante du Bühnenbildner ("sculpteur de plateaux") Aleksandar Denić offre un espace ludique et d'interactions. Castorf, Denić et Adriana Braga Peretzki (costumière) transposent La Force du destin en s’inspirant du romancier italien Curzio Malaparte : La Peau (1949) et Kaputt (1944, adapté par Castorf pour la Volksbühne en 2014). L’autorité paternelle du Marquis de Calatrava est ainsi fusionnée avec celle du Caudillo Franco (acte I), tandis qu’à l’acte III, le Duce Mussolini consent à la propagande pro-guerre de la vedette Preziosilla par ses mots célèbres : « La cinématographie est l’arme la plus forte ».
Comme à Bayreuth et ailleurs, Castorf utilise cette technologie. Des images sanglantes des horreurs de la guerre fonctionnent comme contre-récit aux Viva la guerra ! du chœur (surtitrés en majuscules), la focalisation des caméras valorise des personnages considérés comme secondaires et permet un jeu d’acteur plus subtil. À l’instar de la participation dans le Ring de son assistant-figurant Patric Seibert, Castorf a confié au danseur brésilien Ronni Maciel une omniprésence comparable dans le rôle de « l’Indio » (l’Indigène), dont le jeu physique (et la tenue minimale) évoque en parts égales croce et delizia, Calvaire et Carnaval.
Ce sont apparemment ces éléments vidéos live ou enregistrés, morceaux de textes étrangers projetés ou surtitrés, acteurs récitant d’autres répliques qui dépassent les bornes pour une grande partie des spectateurs, qui manifestent leur mécontentement par des huées et remarques cinglantes. C’est notamment le cas quand Ronni Maciel récite (en allemand et en portugais) un extrait de la pièce La Mission, souvenir d’une révolution de Heiner Müller (ces montages et allusions sont un lien entre les esthétiques théâtrales et politiques de Heiner Müller, Bertolt Brecht et Frank Castorf).
Le metteur en scène offre nonobstant beaucoup de place à la signification du musical via la direction d’acteurs-chanteurs, qui rend notamment plus crédible (en partie grâce aux caméras) la longue confrontation finale entre Don Carlo et Don Alvaro.
Jordi Bernàcer lui apporte un grand soutien. L'univers sonore se détend et se relie entre la sonorité finale, céleste mais fragile sur le point de se briser, et les trois premières notes de l’ouverture, aiguisées et presque acerbes. Les chœurs (préparés par Jeremy Bines) en profitent également et glissent sans effort entre la confrérie sereine et la foule, tantôt puissante et passionnée de la guerre, tantôt affamée de pain (ou des pâtes sanglantes, par lesquelles Castorf fait allusion à son Siegfried et à la fameuse scène des spaghettis dans Les Lumières de la ville de Charles Chaplin).
La salle applaudit avec enthousiasme le plateau vocal, qui trouve lui aussi l’équilibre entre mise en scène et démonstrations individuelles, jusqu’aux petits rôles. Byung Gil Kim et Padraic Rowan prêtent leurs barytons-basses charpentés et leur investissement dramatique au Chirurgien et à l’Alcade, tandis qu'Amber Fasquelle (mezzo américaine avec un instrument clair et projeté) interprète non seulement la camériste Curra, mais aussi un dialogue de Malaparte (en anglais), contribuant à l’effet de distanciation par sa déclamation scolaire. Son interlocuteur est Marko Mimica, qui incarne vocalement un Père Guardiano presque fantomatiquement calme et apaisant avec un baryton-basse équilibré. Son collègue franciscain est rendu par Misha Kiria avec un caractère direct et une puissance vocale qu’il sait adapter à un jeu varié pour libérer Frère Melitone d’une fonction exclusivement comique. Michael Kim gâte le public avec son Maître Trabuco, qui concrétise l’ironie si chère à Castorf, promouvant son bric-à-brac avec un ténor clair et bien projeté. Déployant d’emblée son baryton-basse tendre envers sa fille, Stephen Bronk (Marquis de Calatrava) s’adresse à Don Alvaro avec un ton plus dur et assombri, suggérant ainsi le racisme immanent dans la famille.
Elena Maximova interprète Preziosilla, dont le nom suggère pour Castorf la convergence de la "faiblesse féminine face au précieux que nous connaissons en Marguerite de Gounod, et d’un autre côté -bien que Verdi ne connut certainement pas cela- aussi quelque chose de Godzilla". Elle rend cette complexité avec des graves sûrs et chaleureux sous le haut registre scintillant et énergique d’une Carmen (sa parente-bohémienne), son timbre résonnant dans sa bouche mais aussi impeccablement dans l’auditoire.
Le ténor Russell Thomas rend chacune de ses interventions scéniques et vocales avec une nouvelle couleur ou dynamique, depuis le serein romantisme, légèrement obscurci, jusqu’aux outrages de guerrier. Si son timbre n’est peut-être pas d’une clarté absolue, il le contrebalance à maintes reprises par sa maîtrise, qui lui permet des lignes intenses dans tous les registres, et par son travail minutieux entre paroles et musique.
Il se trouve en pleine possession de ses moyens à l’acte III, où son chant se mêle avec celui de Markus Brück en Don Carlo qui, peu après, fera pivoter le médaillon avec le portrait de sa sœur dans sa cabaletta, en une énergie poussée au bouillonnement. S’il ne possède pas toujours la légèreté des aigus, les spectateurs apprécient davantage sa présence scénique et les détails du portrait vocal, ainsi que le timbre dense et malléable de son baryton.
Dans le rôle de sa sœur, Maria José Siri tient la promesse de son interprétation de Pace, pace, mio dio! au Gala de La Scala à Savonlinna, qu’elle reprend à Berlin avec la même absence de forfanterie. Son chant, teinté d’une angoisse fondamentale et chargé d’un pathos intense qui menace presque de dissimuler l’intonation de ses aigus rayonnants, est mis au service d’un jeu vocal multicolore, fort en dynamique et en émotion. La maîtrise de son timbre manifeste le même équilibre que celui expérimenté par les spectateurs prêts à se laisser frapper par la vision radicale de Castorf : un spectacle où, en amour comme à la guerre, tous les coups sont permis.