Marta à l'Opéra de Lille : le diamant noir de Mitterer
Marta, c'est l'histoire noire d'un monde dépeuplé de ses enfants. Perdu dans un temps qui ne semble plus s'écouler, où la lumière semble avoir disparue, le monde repose sur Marta, seule rescapée de cette mystérieuse disparition massive d'enfants. Vestige iconique mais amnésique exposée dans une vitrine par la reine Ginevra qui ne reconnaît même plus son propre enfant. Des parents endeuillés pèlerinent jusqu'au château pour admirer Marta, l'innocence d'autrefois perdue. Le roi Arthur, lui, est à l'horizontal, il ne vit plus, il dort. Et pendant que Captain veut prendre sa place, Grot réanime la poupée Marta qui se prend alors à rêver d'un âge nouveau.
Virtualité onirique
Georg Nigl (Grot) et Ursula Hesse von den Steinen (Ginevra) © Frédéric Iovino
Ecrit par la dramaturge Gerhild Steinbuch, qui signe là sa première réalisation pour l'opéra, le livret de Marta est efficace, sans fioriture. Le récit est syncopé par l'apparition récurrente de parties rêvées, ce qui stratifie sans cesse l'action et permet de la maintenir dans une virtualité onirique. Brèves, hachées, privées de ponctuation, ses phrases semblent jaillir de phases hallucinatoires et offrent aux interprètes un bon terrain d'expression. Seulement, dans ces balbutiements constants, l'écriture, traduite en anglais de l'allemand, perd sans doute de sa poésie.
Avec un livret si périlleux, on ne peut que saluer le génie de Ludovic Lagarde. Avec l'intelligence d'une esthétique très sobre, le metteur en scène crée un univers complexe à la Fritz Lang ou à la Tarkovski avec une grande simplicité. Les protagonistes sont enfermés dans le décor d'une gigantesque matrice, tandis qu'un cube noir placé au centre de la scène matérialise à la fois le château des reclus et la vitrine où est exposée Marta. A la fois futuriste et empruntant aux légendes anciennes dans ses costumes, sa mise en scène parvient finalement à créer, et c'est assez rare pour le souligner, un véritable monde secondaire.
Extrême et haletant
Elsa Benoit dans le rôle-titre de Marta et Tom Randle (Captain) © Frédéric Iovino
Côté distribution, sans exagération démonstrative, le baryton Georg Nigl prouve une nouvelle fois la qualité de ses talents d'acteurs en se fondant dans un Grot fiévreux, nuancé. La mezzo-soprano Ursula Hesse von den Steinen campe une Ginevra puissante et élégante, tant reine égarée que mère toxique. Dans le difficile rôle du roi Arthur, le ténor Martin Mairinger excelle. Ses aigus maîtrisés et sa large tessiture lui permettent d'asseoir un seigneur aussi impotent qu'asthénique. Magistral, avec un chant d'une virilité brutale, le Captain du ténor Tom Randle ne succombe pas à la figure archétypale du valet ambitieux mais capte les pulsions humaines les plus viles. Livrant une performance plus engagée vocalement que scéniquement, Elsa Benoit convainc légèrement moins dans le rôle-titre. Certes parfaitement à l'aise avec les complexités vocales du rôle-titre, la soprano française peine à se saisir de cette poupée déshumanisée qui « n'est plus que la moitié d'elle-même » et offre davantage le visage d'une femme-enfant. On n'oubliera pas, à l'opposé de ces personnages écorchés, la performance des Cris de Paris qui parviennent avec une facilité certaine à insuffler à cette population éparse une sonorité vaporeuse quasi mystique.
Le grand expert Clement Power dirige avec énergie les onze musiciens de l'Ensemble Ictus. Expérimentale et organique, l'écriture musicale de Mitterer colle l'action au plus près. Dans un mélange ouvert et vivant entre l'électronique et l'instrumental, sa partition construit avec précision un climat anxiogène haletant. Si la partie électronique crée l'architecture suintante des saillies rêvées de Marta, les parties instrumentale et vocale sont invitées à y répondre. Surprenante, la vocalité des rôles exacerbe le drame tout comme elle densifie la psychologie des personnages. Saluons bas une œuvre dont la noirceur ne demande qu'à nous faire voyant et à laquelle l'Opéra de Lille a permis de voir le jour en continuant sa politique de commande.
Marta, musique de Wolfgang Mitterer, livret de Gerhild Steinbuch, mise en scène de Ludovic Lagarde, jusqu'au 21 mars à l'Opéra de Lille.
(Crédits photographiques : Frédéric Iovino)