Le Bal d’Oscar Strasnoy : un kinopéra bon enfant au Teatro Colón
Cette version du Bal d’Oscar Strasnoy, opéra en cinq scènes créé à Hambourg en 2010, n’est pas une reprise de la version de concert donnée au Théâtre du Châtelet en 2012 où avaient déjà été exposés à cette occasion les dessins d’Hermenegildo Sábat. Outre la distribution (intégralement locale), cette version argentine a pour spécificité de juxtaposer aux suggestifs dessins de Sabát en format 16/9, et à l’exécution de la partition par la Orquesta filarmónica de Buenos Aires présente en plateau, la projection vidéo, dans un format vertical caractéristique des smartphones, d’une sorte de making of (un « grand brouillon » comme il est écrit sur le carnet projeté à cet effet) d’une séance de répétition de l’œuvre in situ. Le spectateur y reconnaît en effet les mêmes personnages et chanteurs que ceux présents en scène, situés dans une salle de répétition du Teatro Colón, ainsi que dans le salon doré du premier étage du théâtre, où est censé se dérouler le bal organisé par la famille Kampf. Le metteur en scène argentin Matías Feldman est à l’origine de ce dispositif complexe qui n’est pas sans rappeler son audacieuse mise en scène de la création de 68’ Ópera contemporánea dont nous avions rendu compte. L’apport et l’alternance des choix graphiques, le trait incisif et mordant d’Hermenegildo Sábat comme la légèreté et l’insouciance du montage vidéo de Matías Feldman, érigent Le Bal au rang d’œuvre totale et vivante, de kinopéra où l’image occupe une place centrale, renforce le rythme et les mouvements d’ensemble de la partition ou de l’intrigue.

L’argument du Bal, livret de Matthew Jocelyn majoritairement rédigé en français et adapté de l’œuvre homonyme et francophone (1930) de la romancière russe Irène Némirovsky, gravite autour du déchirement d’une famille juive et de six personnages en quête d’un bal censé célébrer l’entrée d’Alfred et Rosine Kampf dans la sphère des nouveaux riches. Sur fond de petite aristocratie décadente (la liste des invités est éloquente), la bourgeoisie sans codes ni valeurs caractérisant ce microcosme est vouée à l’échec car Antoinette Kampf, fille unique qui déteste ses parents, s’échine à faire capoter leur projet.
Le traitement parodique de ce drame familial évite le vitriol et joue plutôt sur un ton bon enfant doux-amer. Il trouve une cohérence et une correspondance dans les œuvres graphiques ainsi que dans la musique. Wolfgang Wengenroth, chef invité, optimise le potentiel polyphonique et stéréophonique d’une partition qui est aussi son propre commentaire. Alors que l’orchestre en scène traduit la crise en cours par des sonorités pointillistes et stridentes, des musiciens placés au fond de la salle, dos au public du parterre, entonnent en surimpression, de façon parcellaire et interrompue, des lignes musicales de musette emmenées par l’accordéon old style censé animer le bal. Jeux de continuité et rupture, interruption et reprise, construction et déconstruction, envers et endroit, la conception et la réalisation musicale et scénique de ce Bal s’inscrit dans son temps. La direction de l’orchestre assurée par le chef allemand, précise, ferme et soignée, reste très attentive à l’espace sonore du plateau vocal tant celui-ci porte l’intensité dramatique d’un véritable théâtre musical et chanté.

Les six solistes font preuve, tant sur scène qu’à l’image, de solides qualités d’acteurs et semblent avoir visiblement pris un certain plaisir à enregistrer le making of projeté sur l’écran de fond. Le triptyque désarticulé formé des parents et de la fille concentre une part importante de l’action dramatique. À sa tête, la soprano Sabrina Cirera (Rosine) développe la voix sèche, forte mais piquée d’une mère hystérique, indécise et autoritaire. Munie d’un vibrato élégant, ses coloratures sont effilées et tenues avec facilité. Le ténor Carlos Ullán use d’une voix haute, tendue comme d’un jeu théâtral animé et inspiré pour planter le personnage aigri du père (Alfred) et son malaise relationnel, coincé entre son épouse et sa fille. La prestation de Laura Pisani est remarquée tant par ses inflexions limpides et douces-amères que par la fraîcheur virginale de sa voix de soprano (censées être celle d’Antoinette, une adolescente) qui impriment le regard de son personnage sur sa famille et, plus globalement, sur l’œuvre elle-même. D'où cette impression bon enfant qui se dégage et autorise le rire, même si la cruauté de l’enfant, animée par la haine envers ses parents, a parfois les allures d’un jeu de massacre à leur égard. Ce trio voit graviter autour de lui trois autres personnages qui partagent leur quotidien : la mezzo-soprano Alejandra Malvino est Miss Betty, l’Institutrice, et possède une voix haute, brillante et claire. Le timbre, jouant sur de fines nuances dans le phrasé, est agréable et varié en fonction des situations. Víctor Torres chante le rôle de Georges, le Majordome qui entretient une relation avec Betty démasquée par Antoinette. Il fait vibrer sa voix de baryton, profonde, large et ample, pour manifester ses courbettes et son double jeu. La soprano Marisú Pavón incarne enfin Isabelle, Professeure de piano et tante d’Antoinette. La voix de son personnage, volontairement erratique et tumultueuse, est sautante, parfois stridente : c’est celle d’une commère ironique et caustique. Il est à noter que ce plateau vocal ne brille pas par sa prononciation du français : le spectateur met même un certain temps avant de deviner quelle est la langue du livret.
La grande salle du Colón, comble, réserve un accueil très contrasté et sans nuances à ce spectacle qui ne laisse personne indifférent, entre désertion prématurée courroucée et applaudissements nourris prolongés.
