Il était une fois Iolanta de Tchaïkovski à la Philharmonie de Paris
C’est un double hommage que la Philharmonie de Paris rend avec cet ultime opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski, créé le 18 décembre 1892 au Théâtre Mariinsky de Saint-Petersbourg. Hommage à cette ville liée étroitement à l’histoire musicale de l’Europe, et également hommage à l’esprit de troupe, celle du Théâtre Mariinsky, réunissant des artistes russes ayant l’habitude de travailler ensemble et qui offrent ce soir une interprétation d’une grande cohérence.
Cette unité est en partie le fruit des liens que tous les solistes ont tissé avec leur théâtre-institution nationale. Plusieurs d’entre eux sont membres de l’Académie des jeunes chanteurs du Mariinsky (Yuri Vorobiev, Andreï Zorin, Natalia Evstafieva, Kira Loginova et Ekaterina Sergeeva), d’autres font partie de la troupe d’opéra du Mariinsky (Irina Churilova, Alexeï Markov, Stanislav Trofimov) ou ont participé à plusieurs productions au sein de ce théâtre (Najhmiddin Mavlyanov et Evgeny Nikitin). Tous sont aguerris au style de l’opéra russe, avec l’intensité et la largeur d’émission requise. Cependant, cette homogénéité laisse entrevoir des personnalités musicales diverses.
Irina Churilova interprète le rôle-titre de la fille aveugle du Roi René, dans un grand lyrisme rendu possible grâce à sa voix large et ronde. Son registre grave développé lui permet une présence continue dans les ariosos (entre aria et récit) au début de l’œuvre et sa voix généreuse s’amplifie, témoignant du trouble qu’elle éprouve lors de sa rencontre avec le Comte Vaudémont. La largeur de son émission, favorable à l’intensité grandissante de ses interventions, semble cependant parfois une entrave pour atteindre les notes aiguës aisément. Najhmiddin Mavlyanov prête sa voix de ténor lyrique au personnage de Vaudémont dans une infinité de nuances. Il imagine son idéal amoureux dans la grande suavité de son registre mixte et a recourt à la voix de tête pour évoquer l’ange de douceur fantasmé. C’est néanmoins avec vaillance qu’il déclare sa flamme à Iolanta dont il tombe amoureux dès le premier regard. Sa voix s’intensifie dans un grand lyrisme et atteint des sommets dans une projection assurée.
Alexeï Markov est Robert, Duc de Bourgogne qui déclare sa passion pour Mathilda (alors qu’il doit épouser Iolanta) d’une voix puissante richement timbrée. Son émission assurée et tranchante impose une prestation fort applaudie. L’autorité du Roi René émane de la voix de basse de Stanislav Trofimov aux graves impressionnants de timbre et à l’ampleur vocale digne de son rang. Il implore Dieu de guérir sa fille dans un grand soutien, cependant sa forte couverture des sons dans l’aigu amenuise quelque peu l’intensité aux points culminants de son premier air. À ses côtés, le timbre du baryton-basse Evgeny Nikitin (Ibn-Hakia, médecin qui guérit Iolanta de sa cécité) semble plus clair et lumineux. Il tente de persuader le Roi de révéler à Iolanta son handicap afin de pouvoir la guérir dans un air d’une grande intensité assumée par l’interprète. Néanmoins une certaine raideur d’émission, due à l’abandon du vibrato par intermittences, rend les aigus poussifs et claironnants.
Les brèves apparitions de Yuri Vorobiev en Bertrand, portier du château, révèlent une magnifique voix de basse au timbre précis et riche d’harmoniques. Marta, sa femme et préceptrice de Iolanta est interprétée par la mezzo-soprano Natalia Evstafieva à la voix sombre et amplement vibrée. Kira Loginova et Ekaterina Sergeeva s’accordent à merveille, notamment dans la berceuse du début de l’œuvre, et Andreï Zorin incarne Alméric, officier du roi, d’une voix de ténor au vibrato lâche non dépourvue d’une certaine projection.
L’hommage à Saint-Petersbourg et à l’esprit de troupe est également porté par la figure de Valery Gergiev. D'abord étudiant au conservatoire Rimski-Korsakov de cette ville, il fut engagé comme Directeur musical, puis Directeur artistique et général du Théâtre Mariinsky qui, sous son impulsion, devient un complexe théâtral et de concert unique au monde. Il connaît parfaitement ses troupes (près de quarante années de collaboration), et, sous sa direction, la pâte orchestrale se teinte des résonances victorieuses des cuivres, des sonorités rondes et chaudes des cordes comme des couleurs multiples des bois. Il ménage les effets de crescendo en maintenant constamment un équilibre à l’intérieur de l’ensemble, les chanteurs n’étant jamais couverts par l’orchestre. Ses doigts s’agitent, indiquant le phrasé et la densité sonore désirés. Le chœur, bien que présent succinctement, se joint à l’ensemble apportant une richesse de résonance supplémentaire et participe à la fin heureuse de l’opus.
