La Traviata de Garnier, comme une boite de chocolat
Cette nouvelle production de La Traviata de l’Opéra de Paris aura généré de nombreux questionnements, craintes et incertitudes, de par le retour de l’œuvre à Garnier, son metteur en scène (Simon Stone), les premières photos de la scénographie montrant une boite transformée, au fil de ses rotations, en décors affichant fièrement leur modernité (rues de Paris avec vélo en libre-service, extérieur de boîte de nuit avec ses poubelles, club branché avec ses néons aux dessins explicites, etc.). En ce soir de première apparition de la seconde distribution, les discussions étaient aussi animées par les spéculations sur sa qualité, après un premier plateau vocal largement salué. Bref, ce soir-là, La Traviata était comme une boîte de chocolat : le public ne savait pas sur quoi il allait tomber (pour reprendre la célèbre citation du film Forest Gump).
Simon Stone parvient finalement à exploiter son concept avec une vraisemblance et une cohérence, tenue de bout en bout. Violetta y est une star des réseaux sociaux, influenceuse suivie par des dizaines de millions d’abonnés, s’affichant dans les rues de Paris sur des publicités pour des produits de beauté. Elle quitte la vie mondaine pour la campagne (où l’on foule le raisin aux pieds et où l’on trait sa vache, dans un cliché assumé) par amour pour l’architecte Alfredo. Mais à l’ère des réseaux sociaux, le passé remonte nécessairement à la surface (thème malheureusement peu exploité dans la mise en scène) et le mariage de la sœur d’Alfredo avec un prince saoudien étant compromis par le scandale de son ancienne vie, Violetta doit sacrifier son nouveau bonheur, avant de mourir d’un cancer. Comme dans la vraie vie, le faste festif se juxtapose au glauque de ce « désert peuplé qu’est Paris ». Et si les surtitres sont parfois décalés, l’œuvre est sous-titrée en langage SMS, avec ses variétés d’émoticônes, rendant les premiers émois amoureux du couple très réalistes (ce qui favorise l’identification), les échanges digitaux, drôles et touchants, justifiant les incartades d’Alfredo dans le « Sempre libera ».

La seconde distribution offre sans doute moins de qualité technique que la première, les écarts de justesse touchant par exemple chacun des trois chanteurs principaux. Les qualités théâtrales compensent toutefois ce défaut en faisant émerger une émotion à fleur de peau, une grande sincérité affleurant de chaque personnage. Zuzana Markova campe une élégante Violetta, avec ses longs cheveux retombant sous les hanches. Son bonheur, son désespoir, son abandon face à l’humiliation ou la maladie, tout semble vrai. Elle dispose d’une voix fine aux aigus ciselés et d’un phrasé piquant. Sa ligne, extrêmement nuancée, se cache dans d’intenses piani ou se déploie amplement. Le timbre se colore selon les émotions par des jeux de résonateurs, depuis le blanc d’une bouche quasi-fermée jusqu’à la chaleur d’une émission large. Atalla Ayan dispose en Alfredo d’une voix sombre et bien assise, développant de longs phrasés au vibrato très léger, soutenus par un souffle maîtrisé et des aigus de poitrine émis avec naturel. Jean-François Lapointe incarne un Germont d’une grande humanité, son théâtre figurant pleinement les confrontations entre préjugés et empathie, entre devoir et compassion. Sa voix, toujours vectrice d’émotion lorsque le port est malmené, se muscle dans des accents d’autorité, remplissant alors l’espace d’un timbre soyeux.

Julien Dran, déjà titulaire du rôle de Gaston lors des trois dernières reprises de la précédente production, reprend ici son rôle avec gouaille. Sa voix solide est conduite avec un beau legato. Catherine Trottmann (également habituée du rôle de Flora qu’elle interprétait l’an dernier à Toulouse et au TCE) minaude autant que nécessaire, projetant une voix veloutée, vibrante dans le grave et fruitée dans l’aigu. Thomas Dear, bien que drogué et affublé d’un bonnet-sextoy lors de la fête de l’acte II, campe un Docteur Grenvil noble, à la voix profonde et aux aigus bien posés, dans le final. Marion Lebègue, en Annina bougonne, fait montre d’une voix capiteuse. Christian Helmer, après une première intervention bancale, campe un Douphol au timbre doux sachant se montrer autoritaire dans des graves appuyés et sombres. Marc Labonnette est un d’Obigny sonore et à la voix bien assise. Enfin, Luca Sannai, Enzo Coro et Olivier Ayault affirment une présence soutenue lors de leurs courtes interventions solistes.

Michele Mariotti construit avec l’Orchestre et le Chœur -bien en place- de l’Opéra de Paris une interprétation travaillée, faite de petites touches délicates et de grands coups de pinceaux. Il prend son temps, appuyant les perspectives par la lenteur de ses tempi (qui obligent les chanteurs à allonger leurs phrasés), afin de laisser les émotions éclore et s’épanouir avant des accélérations soudaines. Les jeux de tempi mais aussi d’équilibre entre les pupitres (y compris dans le Chœur) révèlent les sentiments. Certaines ruptures dans le chœur final de l’acte II, cependant, brisent les élans et empêchent le frisson d’atteindre l’acmé.
Si les applaudissements restent timides durant la représentation, ils gagnent en enthousiasme lors des saluts finaux, notamment pour le trio principal et le chef. La mise en scène nourrit les conversations lorsque les lumières se rallument : décidément, Simon Stone ne laisse pas de marbre.