Macbeth Underworld, création mondiale à La Monnaie : chuter et mourir encore
Macbeth s’ouvre alors, et tous les personnages sont déjà morts.” Pascal Dusapin
Le monde de Macbeth Underworld, d'outre-monde et d'outre-tombe plonge dans les limbes d'un sous-terrain, l'Enfer en huit tableaux-cauchemars et le mythe de Sisyphe. Le couple maudit est condamné à revivre éternellement leurs méfaits. La malédiction du régicide Macbeth et la folie du couple dans le texte de Shakespeare se prolongent ainsi dans la dramaturgie théâtrale, mais aussi dans le champ musical. La nervosité s'affirme radicale sous la plume de Dusapin comme sous la baguette d'Altinoglu, dynamisant, électrisant la répétition.

Pour un metteur en scène c’est un luxe, une chance inouïe, dont je ne cesse de m’émerveiller, d’avoir pu assister à la genèse d’une œuvre comme on assisterait à un accouchement.” Thomas Jolly
Renouveler ainsi l'éternel, cet enjeu se posait à l'œuvre elle-même avec ce personnage mythique déjà tellement illustré : à l'Opéra avec l'opus de Verdi (mais pas seulement), tout comme au cinéma, au théâtre. Deux univers dont se nourrit la mise en scène de Thomas Jolly, avec une grande liberté, sans nullement en faire un patrimoine (comme pour son approche de l'opéra). Pour lier Macbeth à son terrible destin, éternel et moderne (comme et avec les autres personnages torturés de Shakespeare auxquels il a consacré d'immenses fresques), il modernise l'ensemble dans une esthétique empruntée aux classiques du cinéma d'horreur (Nosferatu, Frankenstein) ou modernes (Ça, Le Labyrinthe de Pan), à Polanski, au Château de l’araignée de Kurosawa, à Cocteau (La belle et la bête, comme pour Le Château de Barbe-bleue par Warlikowski), version HD ultra léchée, spacio-temporelle avec néons rouges en lasers de sniper.

Thomas Jolly fait un habile pont entre son expérience d'acteur-metteur en scène shakespearien et une esthétique intimiste qui rappelle la capacité d’un cauchemar à dépasser la puissance du réel : qui se meut avec un engourdissement somnambule aux travers des portes des enfers. Jolly, Macbeth et Dusapin se nourrissent des phobies universelles (la perte d’un enfant, l’abandon, l’échec, la folie), chacun y trouve son lot de malheur, entre un monde baroque obscur-victorien calciné, électrifié par des néons crus et la partition de Pascal Dusapin totalement névrotique.

Esthétique à l'image de la musique, insidieuse ligne acide et nerveuse qui se glisse parmi les corps d’instruments pour nourrir le thriller, l’épouvante, magnifiés par un orgue religieux, grave et très sombre. Les sonorités asiatiques dans les vents menacent de s'abattre sur la stridence des cordes tirant des flèches comme une épilepsie qui suscite la terreur, mais aussi la quête d’une absence et d’un abandon.
Penthésilée était une histoire tellement atroce que je me suis demandé comment je pourrais faire pire. Et c’est comme ça que vous en arrivez finalement à Macbeth. ” Pascal Dusapin
Magnifiée par un casting choisi, la partition sied aux chanteurs avec une précision psychique mais leur offre aussi une très grande liberté d’interprétation : les rôles sont créés sur mesure par Pascal Dusapin, plus animaux, plus nerveux et sensibles, plus crus. Georg Nigl, baryton à la finesse baroque, dessine un Macbeth très personnel, cherchant une rupture avec le passif du personnage. Plus sensible, bien plus humain que royal, la voix est comme la vision d’une victime d’un pouvoir occulte, mythologique. La finesse ornée, soufflée, suspendue est pourtant capable de se muer en cri strident, en râle d’agonie. Entre le mal donné et le tort repris, l’homme se dessine intuitif derrière une voix qui se mêle au monde des ténèbres.

Si le Roi perd son enfant par sa quête absurde de pouvoir, il perd sa lignée, son identité, entraînant avec lui Lady Macbeth, toute aussi victime. Moins vicieuse que présentée dans d’autres interprétations, Lady Macbeth est plus grave, sensible et profonde avec Magdalena Kozená (comme une ode à la version incarnée par Judi Dench -voir vidéo ci-dessous). Finie l’image de perverse narcissique : ici Lady Macbeth est pensée androgyne, introvertie, plus apte à la profondeur d’une voix mezzo, plus chambriste, fine, souple et noble, et se meut endolorie, entachée.
Le sang ne s’efface plus des mains de la Lady, folle à son tour d’avoir perdu son enfant déjà fantôme : incarné par Naomi Tapiola, issue de la maîtrise de La Monnaie. Blanchie et pure, les costumes sont à l’image de cette voix jeune, d’une clarté presque irréelle qui contraste avec le reste de la distribution.
Soulignant les aigus stratosphériques des trois "sœurs étranges", et leur forte ressemblance aux Grées mythologiques, les chanteuses Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad et Christel Loetzsch forcent le destin des Macbeth vers la chute. Sensuelles, volatiles et d’une voix lointaine insondable, pourtant d’aigus violents, les trois chanteuses se dématérialisent, vêtues de draps flottants, sorcières japonaises et sirènes d’Ulysse accompagnées par les chœurs féminins de La Monnaie.

Plus sombre, le fantôme du Roi assassiné, perdu errant dans ce monde qui s’écroule, persiste en grave, magnifié par l’interprétation de Kristinn Sigmundsson. La voix sous-terraine de Banquo nourrit le titre avec justesse, résolution et une force royale. Enfin, la performance très British de Graham Clark qui tient les rôles du Portier et d’Hécate, assure le lien à Shakespeare. Barde à l’anglaise, truculent et précis, le ténor dessine à dessein un phrasé théâtral, poussif et jusqu’au boutiste, témoin d’un monde déjà mort.
Le public offre un excellent accueil à cette création. Fasciné, il mérite et nécessite certainement un second visionnage, ce qui est possible jusqu'au 5 octobre à La Monnaie, à partir du 17 octobre sur cette page en streaming intégral, puis à l'Opéra-Comique en mars 2020 (réservations), ainsi qu'à Rouen.
