Une bouteille à l'amer : L'Arche de Noé de Britten au Baltic Sea Festival
Ce Festival annuel qui allie la musique classique et des débats sur l’état de notre planète, intensifie en 2019 sa programmation lyrique avec Noye’s Fludde (L’Arche de Noé) de Benjamin Britten. Comme les tables rondes du festival, cet opéra en un acte est diffusé en direct et fait partie d’une « bouteille à la mer » métaphorique, qui contient aussi le message du « Erbarme dich » (Aie pitié) de la Passion selon Saint Matthieu et les ondulations sonores qui émergent du fleuve dans L’Or du Rhin (selon Esa-Pekka Salonen) : autres œuvres au programme.
Comme L’Arche de Noé, opus rarement représenté, fut à l’origine conçu exprès pour être réalisé par de jeunes artistes amateurs, chanteurs comme instrumentistes, la programmation de ce premier soir du festival invite par nature de nouvelles voix à participer. Même les spectateurs sont invités à participer et chanter les chorals devant l’inondation menaçante, ce qui produit un effet très puissant.
La mise en scène est confiée à Dan Turdén, qui équipe la salle de concert avec une grande voile (qui sert aussi comme toile, pour les projections maritimes), fournie par la décoratrice Maria Peterson. Le cadre visuel est moderne avec des vêtements de travail en jaune et orange, des masques d’animaux en carton et des scènes de la vie de couple devant la Télévision. La mise en scène présente ainsi un conflit principal et non résolu : celui du déséquilibre entre Noé et sa femme. L’arche est le projet pompeux de Noé, et c’est à juste titre que sa femme (qui, comme ses belles-filles, n’a pas de nom propre chez Britten, ni dans la Bible) le supplémente par un contre-récit sceptique et contrarié, voire féministe, qui jette le doute sur la rédemption de tous par l’Élu. De cette manière, la victoire triomphale sur la catastrophe naturelle s’avère au mieux provisoire, et à l’instar de L’Or du Rhin, qui a sans doute inspiré le metteur en scène (et auquel l’arche cédera la place le lendemain), Noye’s Fludde finit sur une note douce-amère.
La mezzo-soprano Ulrika Tenstam (Madame Noé), capable de belles nuances silencieuses, se plonge dans les couleurs différentes de ses registres vocaux, ce qui se prête aux accents comiques ou sérieux, mais qui la prive à de rares occasions de son audibilité. Comme son époux, elle sait pleinement adapter ses moyens et se mêler aux ensembles (ces deux interprètes étant les seuls chanteurs professionnels dans l’équipe). Noé, comme Wotan, un rôle que Johan Schinkler a récemment incarné en Dalécarlie (notre compte-rendu), lâche deux oiseaux (pour lesquels une chorégraphie plus élaborée et plus inspirée par la musique aurait été souhaitable). Sa diction est naturelle et sa gestique convaincante, lorsqu’il dirige la construction de l’arche envisagée. Sa basse d’emblée charpentée dans son registre grave, le devient dans son intégralité, une qualité qui se prête autant à l’autorité qu’à la douceur. Mais certes, Noé n’est pas Wotan.
Dieu (comme le personnage diabolique de Samiel dans le Freischütz) est un rôle parlé, ici muni de seins féminins (pour l’anecdote, le metteur en scène a monté Les Mamelles de Tirésias de Poulenc en 2013). Son incarnation est confiée à Tomas Bolme (jadis la voix suédoise de Tintin), qui prononce ses répliques dans un anglais fort théâtral. La distribution des solistes est complétée par un sextuor bien synchronisé (bien que la distinction des interventions soit parfois gênée par le mixage de leurs microphones) : Hanna Lindberg, Karin Blom et Sally Lundgren (Sem, Ham et Jaffett), et Julia Sigblad, Klara Nilsson et Sofia Lärkfors (leurs femmes).
Les spectateurs, autant que l’orchestre et les chœurs d’enfants (qui chantent avec une articulation étonnamment précise), sont invités à bord de ce navire sonore que gouverne le chef Andreas Hanson. Sa direction décidée rassemble tous ces participants et produit des sonorités de plus en plus chaleureuses et brillantes, sans qu’il perde de vue les solos des instrumentistes, dont quelques-uns sont éparpillés presque partout dans la salle. Dilués, comme la musique "moins dense", après le Déluge.
Version intégrale enregistrée de l'opus :