Débuts électriques de Gergiev avec Roméo et Juliette au Festival Berlioz
La célèbre phalange russe répond à l’invitation du Directeur du Festival Berlioz, Bruno Messina, pour venir marquer les 150 ans de la mort du compositeur et presqu’autant d’années après la dernière visite de celui-ci à Saint-Pétersbourg (en 1867-68). Cette symbolique se renforce par le fait que Berlioz reçut probablement dans ce pays la plus grande reconnaissance immédiate pour son travail artistique. En outre, ce voyage du compositeur, empli de nombreux concerts où l’on jouait l’ensemble de ses œuvres symphoniques majeures, fut couronné par une soirée (l’ultime concert avant son retour à Paris) ayant notamment et justement à l’affiche Roméo et Juliette.
Le concert longuement attendu démarre avec une énergie électrique. Les puissants coups d’archet d’altos annoncent d’emblée un Prologue très fougueux. Cette effervescence se répand à l’orchestre entier qui transmet un son massif et somptueux dans les parties engageant l’ensemble des musiciens. Dans cette perspective, la section des cordes se distingue tout particulièrement par une virtuosité et une précision rythmique envoûtante, exposant le lyrisme dans l’expression des sentiments amoureux et le dramatisme poignant des thèmes qui sonnent le glas ténébreux des amants mythiques Roméo et Juliette.
Gergiev se montre maître du son symphonique et tire à la surface une multitude de thèmes et motifs musicaux qui se révèlent dans le jeu transparent et attentif des différentes sections instrumentales. Néanmoins, à cette ardeur sonore qui s’impose comme dominante tout au long de la soirée, il manque des nuances et de la variété dans les moments plus intimes et même lyriques. La force colossale des cuivres qui surplombent tous les effectifs, tout comme la vigueur des percussions et la robustesse de la harpe, ne trouvent pas leur contrepoids à l’autre bout du spectre des nuances. Pour ce qui est des solistes, le jeune clarinettiste Nikita Vaganov (finaliste du concours Tchaïkovski en 2016) se démarque particulièrement de ses collègues de pupitre par ses couleurs très chaleureuses et des mélodies élégamment pétries.
Placé derrière l'orchestre, le Chœur du Théâtre de Mariinsky offre une prestation moins perçante au niveau du volume sonore, mais toutefois musicalement nette et au service du livret. Les chœurs russes sont traditionnellement assis sur une ligne de basse stable, étoffée et colorée : c'est ici aussi le cas, bien que la partition berliozienne accorde une prépondérance aux voix de tessitures supérieures. La rondeur des parties féminines s’aligne avec la luminosité vocale des ténors, composant ainsi un noyau substantiel au programme dramatique de la symphonie. L’intonation, ainsi que la prononciation du français sont respectable, mais se brouillent devant la force instrumentale. En revanche, les passages rapides et rythmiquement exigeants articulés avec entrain à l’unisson des solistes, attestent de l’entraînement et d’une préparation minutieuse de l’œuvre interprétée.
La mezzo-soprano Yulia Matochkina se présente avec un timbre rond et une voix puissante qui trouve son épanouissement dans les passages aigus. Sa voix de poitrine emplit pleinement la cour du Château Louis XI, parfois au détriment des passages à la texture fine et délicate qui demandent plus de nuances. Le français chanté est correct et la coopération musicale avec la harpiste comme le chœur qui la soutiennent sont toujours à leur apogée. Alexander Mikhailov offre un ténor au timbre clair et chaleureux, avec une technique agile qui lui permet de parcourir les vocalises sans perdre le souffle et le poids sonore. Il est très convaincu dans son articulation et son intonation, l’entente avec ses collègues instrumentistes et choristes demeurant très solide. La partie finale annonce l’entrée de la basse Mikhaïl Petrenko dont les notes dramatiques dévoilent la terrible nouvelle de la mort des deux amants tragiques. Sa couleur sombre s’accorde à l’atmosphère morne de cette partie ultime de la symphonie, énonçant les mots avec clarté ainsi qu'avec rudesse, enrichis de nombreux gestes et mimiques. Il est souvent amené à exploiter les sommets de son étendue vocale, là où sa ligne mincit et s’assèche, mais regagne en solidité dans le diapason bas. La force de son chant poitriné ne semble pas mettre en valeur toutes les finesses de la ligne mélodique.
L’atmosphère électrique du début de la soirée se transpose à l’auditoire qui salue les artistes à l'issue du concert avec frénésie et des ovations, faisant se lever l’ensemble de la salle.