Ariane à Naxos "barock" au Teatro Colón
Alejo Pérez, chef invité argentin qui fait une carrière internationale, mène l'Orchestre permanent du Théâtre Colón avec beaucoup d’application et de précision. Incisif et interventionniste, sa conduite de l’orchestre s’applique à faire contraster les multiples références d’Ariane à Naxos. De la noblesse de ton de l’opéra seria aux facéties mélodique et orchestrale de la comédie italienne buffa, la baguette du chef met en œuvre, avec les nuances de volume et de couleurs nécessaires, le mélange des genres qu’implique cette délicate partition.
L’enjeu est d’autant plus clair qu’il résonne avec les choix de mise en scène et révèle une complicité notable. Si Alejo Pérez a travaillé avec de prestigieux metteurs en scène (de Robert Carsen en 1997 à Krzysztof Warlikowski en 2018), il trouve en son compatriote Marcelo Lombardero un artiste non moins original et créatif. Le Prologue de cette Ariane à Naxos dévoile l’intérieur ultra chic et sobre d’une demeure moderne mais décorée de tableaux d’inspiration Renaissance. Si les décors et la scénographie annoncent le mélange esthétique, les costumes et les attitudes des invités confirment qu’il s’agit bien là de notre époque (une aristocratie people et rock’n’roll), pendant que les spectacles en abyme de l’acte suivant ce Prologue se préparent. Lombardero superpose, plutôt que de les fusionner, les deux spectacles organisés par le Maître de cérémonie, en plaçant sur une scène secondaire l’île de Naxos, tandis que la scène du Colón reste investie par Zerbinetta et son groupe de rockeurs (la guitare électrique d’Arlequin fait son effet). Ces deux univers s’entrechoquent et produisent, par un contraste saisissant, des effets comiques qui réjouissent le public. Ariane à Naxos bascule dans un improbable univers "barock", loufoque et drolatique : c’est bien en exhibant le montage puis le démontage de la scène secondaire que se réduit l’écart entre les mondes (un figurant technicien en chef monte sur le décor de l’île et fait mine de s’impatienter devant la longueur des festivités sur Naxos, déclenchant l’hilarité du parterre). La spectaculaire entrée en scène de Bacchus sorti de terre et déguisé en Louis XIV des Plaisirs de l’Île enchantée (1664) est le clou du spectacle sur l’île de Naxos : affublé d’un costume à baleines, d’une superbe queue de paon en forme d’éventail et d’une perruque Ancien Régime de couleur rouge, la présence même de ce personnage manifeste à bon escient que le livret d’Hofmannsthal est inspiré du Bourgeois gentilhomme de Molière, co-auteur, avec Lully, de ces Plaisirs de l’Île enchantée.
Le duo argentin formé de Carla Filipcic Holm (Prima donna/Ariane) et de Gustavo López Manzitti (le Ténor/Bacchus) reçoit les faveurs du public. Leur investissement vocal et dramatique est sans faille. La voix de la soprano est claire et agile, la ligne mélodique est aérienne et volubile, les suraigus sont très assurés. Les vocalises sont affûtées et délicatement ourlées dans le phrasé, le pianissimo enchante avec délicatesse. Son timbre se marie fort heureusement avec celui de Gustavo López Manzitti qui possède une voix haute et limpide puissamment projetée. Ses intentions dans le phrasé mêlent langueur et désir. Tous deux ont une diction correcte.
La mezzo-soprano américaine Jennifer Holloway (le Compositeur) et la soprano russe Ekaterina Lekhina (Zerbinetta) internationalisent la distribution. La première est ovationnée : l’assurance dans le jeu et les prouesses vocales impressionnent, l’investissement est visible et audible. La voix est élégante, profonde, mouchetée et témoigne d’une sensibilité exacerbée. Le vibrato est au service des sauts d’humeur du personnage. S’agissant de la seconde, l’interprétation de Zerbinetta est fort convaincante sur le plan théâtral puisqu’elle parvient à voler la vedette à Ariane lors de son numéro de cabaret : les gestes sont précis, allusifs et l’attitude corporelle engagée témoigne des qualités d’actrice. La voix est certes légère, souple et agréable, instillant des nuances colorées à de nombreuses reprises, mais le vibrato est parfois serré. L’émission des suraigus, un peu forcée, brise le final d’une vocalise qui aurait pu être mieux assurée. L’exécution réussie d’un decrescendo délicat atteste par contre de prouesses techniques : c’est ce que le public retient, avec la performance théâtrale, en l’applaudissant chaleureusement.
Les maîtres de musique (Hernán Iturralde) et de ballet (Pablo Urban) reçoivent également des applaudissements nourris pour les contrastes qui, là aussi, les opposent. Le premier fait valoir sa virilité par le séduisant timbre cuivré et ambré de sa voix ample de baryton-basse (le volume impressionne et favorise la diction). Le second, très volubile et habile dans ses interventions vocales, déploie toutefois un caractère qui se veut efféminé de façon un peu trop caricaturale.
Le trio masculin formé par le baryton Luciano Garay (Arlequin), la basse Iván García (Truffaldino) et le ténor Santiago Martínez (Brighella) assure, pour une bonne part, la portée comique du spectacle, en particulier dans leurs chorégraphies. Leur complicité vocale, au-delà des tessitures, marque avec netteté le brio de ces trois tempéraments. Son pendant sérieux, le trio féminin formé des sopranos Laura Pisani (Naïade) et Victoria Gaeta (Écho) ainsi que de la mezzo-soprano Florencia Machado (Dryade), s’illustre par des couleurs vocales chatoyantes et moirées qui participent de la poésie intrinsèque de Naxos. Carlos Kaspar enfin, acteur argentin de renommée, incarne de sa voix ample et sonore le rôle parlé du Majordome dans un allemand parfait et referme lui-même, sous les applaudissements d’un public surpris et enthousiaste, l’immense rideau rouge du Teatro Colón.