La Femme avec ombres et lumières dirigée par Valery Gergiev au Verbier Festival
Nina Stemme (dans le rôle qu'elle prenait, triomphale, avec une nouvelle production en mai dernier pour les 150 ans à l'Opéra d'État de Vienne, là où cet opus fut créé il y aura 100 ans le 10 octobre prochain), Brandon Jovanovich (appelé en début de saison dans l'immense salle Bastille pour remplacer Bryan Hymel dans le non moins immense rôle d'Énée pour la production anniversaires des Troyens de Berlioz), Matthias Goerne (référence pour la prosodie du chant en allemand) : trois vedettes lyriques mondiales, trois annulations annoncées en même temps, trois jours avant ce concert. En même temps également que la nomination de leurs remplaçants (Miina-Liisa Värelä, Gerhard Siegel et John Lundgren) confrontés donc au triple défi de se mesurer à l'ombre de cet opus immense, de ce chef et de la réputation des artistes initialement prévus.
Sur les terribles coups du destin ouvrant cette partition, les chanteuses et chanteurs entrent et prennent place sur scène au sein de l'orchestre, dans une tranchée aménagée entre les pupitres de cordes. Les solistes vocaux sont ainsi aidés par ce placement (presqu'autant qu'à l'habitude en version concertante, où ils sont usuellement à l'avant-scène) : ils ont derrière eux les instruments sonores et n'ont pas à percer leur volume, mais tout de même celui de quelques rangs de cordes, ce qu'ils parviennent tous à accomplir, au prix d'efforts vocaux fort différents. La projection de leurs voix est en outre aidée par la boîte acoustique dans laquelle se situe la scène de la Salle des Combins, à la fois surélevée et sous un plafond abaissé qui avance jusque devant l'ensemble des musiciens, avec en outre des murs (sur les côtés et en fond de scène) aux arêtes faites pour renvoyer les sons.
L'Empereur est interprété par Gerhard Siegel, ténor claironnant et pincé. Toutefois, si son articulation paraît très précise, c'est en fait qu'elle se hache en raison d'un essoufflement progressif, ceci car la voix serre progressivement dans les aigus. En sérieuse difficulté vocale de l'aigu vers le grave à l'acte II, il retrouve paradoxalement un second souffle pour ses dernières interventions bien couvertes (culminant en un sourire de satisfaction arrivant également à point nommé pour son personnage). L'Impératrice (fille du Roi des esprits et qui doit acquérir une ombre pour définitivement devenir humaine) est très articulée par Emily Magee, très appuyée sur les consonnes claquantes, le reste du phrasé naviguant en fluctuations et sinuosités à travers sa tessiture. Un grand aigu s'épanouit à l'acte III mais la redescente est confuse et repart en stridences. Pourtant, durant l'acte précédent, elle aura offert un aigu dramatique dans un sommet d'expression.
L'intensité de sa surarticulation et de la douleur du personnage de La Nourrice tordent en permanence le visage d'Evelyn Herlitzius, mais ce qui renforce l'expressivité (ses râles exorbités convoquent même le sifflement) ne nuit paradoxalement que peu à la ligne vocale. La projection riche est même ronde dans son assise poitrinée, tout comme vers l'aigu en passant par un médium souple, articulé.
Miina-Liisa Värelä gagne en puissance et en expressivité tout au long du concert, et notamment en s'appropriant l'Acte II, s'inspirant tant et si bien d'un caractère frondeur pour la Teinturière que son personnage en vient à prendre l'ascendant sur son mari Barak le teinturier, auquel John Lundgren offre son baryton dramatique (une catégorie qui dépasse le "lyrique" dans la caractérisation vocale, rappelant pour ce rôle comme pour les autres à ses côtés, l’exigence de cette partition).
L'Esprit messager a, grâce à la voix de Bogdan Baciu, un grave d'autant plus diabolique que le chanteur sait appuyer sa ligne sur les cuivres, laissant porter ses sombres harmoniques. Le Bossu, le Manchot et le Borgne chantent ensemble avec des voix entraînantes ou bien se répondent avec un placement à la fois rythmique et vocal : Thomas Ebenstein lançant les reprises d'un ténor volontaire, Julien van Mellaerts (chanteur de l'Académie du Festival) plus en retrait et travaillant les résonances, Milan Siljanov d'une assise vocale bien froncée.
Le Chœur parachève l'effet visuel et auditif, les hommes puissants notamment depuis les coulisses, les femmes arborant chacune une robe et une voix à soi, mais pareillement colorées et coupées, mariées ensemble par le drapé comme le brillant.
L'Orchestre du Verbier Festival impressionne visuellement par sa jeunesse (ses musiciens entre 18 et 28 ans sont auditionnés chaque année) et un maintien impeccable, ne les empêchant nullement de visiblement se mouvoir et s'émouvoir devant l'effet sonore qu'ils produisent : le Directeur du Festival, Martin T:son Engstroem, nous confirmait dans une interview à paraître très prochainement, qu'étant données la jeunesse de ces musiciens et la rareté de cette œuvre, la plupart d'entre eux n'avaient jamais joué, ni même jamais entendu en salle La Femme sans ombre, un constat impossible à affirmer en les entendant jouer. La rangée de cuivres est une phalange à elle seule, une cohorte renforcée de riches percussions obstinées et appliquées. L'orchestre rend les dimensions sonores superlatives d'un tel opus (et sous une telle baguette) avec la qualité exotique de suaves bois, la précision chirurgicale menée par le piccolo, une justesse de son et d'intention globale. Les solistes s'élèvent à des performances de concertistes : le basson, le lyrisme continu des solos de violoncelle, l'un d'eux en dialogue avec les motifs entêtants de flûtes, le tout suivant l'exemple de la première violoniste. Suivant surtout la direction si particulière et unique du maestro Valery Gergiev.
Les deux grands écrans placés de chaque côté de la scène permettent de voir chaque interprète en gros plan, mais surtout la manière dont Valery Gergiev apparaît en transe face à sa partition. La fixant comme au travers de ses yeux souvent fermés, il dirige par des gestes à la fois stricts et souples (le poignet martelant puis rebondissant). Les doigts tremblent d'intensité de la première à la dernière note, il mouille, il trempe même littéralement la chemise.
Le public acclame et rappelle les artistes à la fin de chacun des actes, avant une ovation debout qui salue l'ensemble des musiciens. Comme si les échos des bravos voulaient résonner à travers ces montagnes magiques, que les immenses accords de Strauss semblaient faire vibrer le temps d'une soirée.