Samstag aus Licht : samedi de lumière et de chaleur au Balcon de la Philharmonie
Rien n’arrête la Philharmonie de Paris. Quelques jours après un Berlioz Monstre requérant une masse orchestrale et chorale gigantesque, l’institution parisienne récidive en présentant Samstag aus Licht de Karlheinz Stockhausen, dont Le Balcon avait déjà présenté la dernière scène lors du Festival de Saint-Denis en 2016. Cet opus, second dans l’ordre de compositions des sept « Jours de lumière », fait suite au Donnerstag aus Licht, donné par la même équipe à l’Opéra Comique en début de saison. Tout aussi ésotérique mais plus décousue (les différentes parties ont été composées pour des occasions différentes et créées séparément), l’œuvre impressionne par son jusqu’au-boutisme, son gigantisme. Le temps s’y disloque, s’y dilate, y sidère, dans un ésotérisme qui donne l’impression de vivre un rêve éveillé (ou non !). « Le spectacle est partout », annonce-t-on à juste titre au public à l’entrée.
La soirée commence, dans la salle des concerts de la Cité de la musique, par le « Salut du samedi » : installés en quatre groupes (aux points cardinaux, précise le livret), les cuivres et deux percussionnistes lancent une violente charge sonore. Les trombones barrissent tandis que les autres instruments marquent les pas par des accords de tierce et de septième (3 et 7, deux chiffres-symboles imprégnant l’œuvre, tout comme le 13). Une chorégraphie exécutée par les instrumentistes fait en effet penser au déplacement d’éléphants, les lourds tubas se mouvant malaisément, tandis que les trombones montent vers le ciel comme des coups de trompes.
Lucifer, sous les traits de Damien Pass en costume gothique, personnage principal de cet opus, entre alors en scène pour le « Rêve de Lucifer » et appelle son complice pianiste d’un long et vibrant « Alphonse ». Les deux interprètes s’élancent dans une danse des chiffres (comptés jusqu’à 13), qui sont criés, chantés, chuchotés, respirés, sifflés, persiflés, frappés, déclamés, la sonorisation étendant à l’infini les possibilités d’effets. Alphonse Cemin, mutin lutin, explore son piano à queue sous toutes les coutures, pinçant directement ses cordes ou les tapant avec un marteau, frappant son coffre, s’asseyant sur le clavier. La voix de Damien Pass reste ancrée, abyssale et résonnante. L’abolition du temps, réclamée par le compositeur, se fait sentir, tant par de longs silences que par la répétition des motifs.
Vient alors le « Chant de Kathinka » : un nouvel univers se met en place. Claire Luquiens interprète le rôle du chat Kathinka à la flûte traversière, debout sur le piano. Le son feutré et envoûtant de son instrument est tranché de sons stridents et percutants. Six percussionnistes (parmi lesquels le compositeur Arthur Lavandier), affublés de nombreux accessoires extraordinairement variés, placent le chat dans une jungle bruissant de présences mystérieuses. Les cinq sens, auxquels s’ajoute la pensée, sont passés en revue puis libérés : six attributs caractérisant l’humain sont ainsi enseignés à l’âme défunte pour l’emmener vers la lumière.
Le chant est interrompu par les rires sarcastiques des musiciens du Balcon et de l’Orchestre d’harmonie du CRR de Paris, vêtus de combinaisons blanches et disposés de manière à former le visage de Lucifer, qui entament la « Danse de Lucifer », sous la direction de Maxime Pascal dont les longues phalanges grimées d’argent indiquent une pulsation précise. La musique bouillonnante est rythmée par un balancement pendulaire marqué par les percussions : chaque seconde tombe comme un coup de marteau au cours de l’enseignement de l’ange déchu. Michael, personnage introduit dans Donnerstag, reparaît sous les traits du trompettiste Henri Deléger (toujours accompagné de ses multiples sourdines pour faire varier le son de son instrument), apportant un vent de rébellion : les instrumentistes finissent par quitter le plateau en envoyant valser leurs partitions.
Un entracte d’une heure offre au public le temps de se rendre à l’Eglise Saint-Jacques-Saint-Christophe, où est donnée la dernière partie du spectacle, « Les adieux de Lucifer ». 13 moines blancs y affrontent 26 moines sombres, chaussés de lourds sabots de bois résonnant sur les dalles de l’église, dans un implacable rite d’exorcisme. Un vent de folie pointe, lorsque les moines sombres, en procession, accélèrent le mouvement jusqu’à courir dans la nef (sous une chaleur caniculaire et d’épaisses soutanes), tapant des pieds en chantant une cantate inspirée de la Louange des Vertus de Saint-François d’Assise. Des cris résonnent, émis par les voix sombres et immenses des chanteurs du Chœur de l’Armée française (qui hélas ne parviennent pas tous à garder leur sérieux jusqu’au bout). Le son se maintient, continu, toujours surprenant, durant l’heure que dure cette anti-messe. Le public est alors invité à rejoindre le parvis : un corbeau, Lucifer, est libéré et s’envole dans les airs. Les moines projettent des noix de coco sur le sol (reprenant là un rite hindou) laissant la pureté de l’eau qu’elles contiennent éclabousser alentours. Puis, joyeux, ils s’enfuient en courant dans les rues de Paris.
Lorsqu’ils reviennent, accompagnés des concepteurs du spectacle (dont le chanteur Damien Bigourdan), c’est pour recevoir l’ovation d’un public à la fois ébloui, déconcerté, épuisé, intrigué, assoiffé, envoûté, interloqué.