Simon Boccanegra christique mis en Cène à Montpellier
David Hermann situe l’action dans le monde contemporain, avec des échappées vers d’autres époques. Pendant le Prologue, certains personnages sont vêtus de costumes renaissants. La scène du Conseil par laquelle s’achève le premier acte se déroule à Jérusalem au premier siècle de notre ère, les choristes étant vêtus de tuniques et de pagnes tandis qu’Adorno apparaît en légionnaire romain. Ces échappées semblent correspondre à des hallucinations de Simon (de même que les apparitions fantomatiques de Maria au prologue et au finale) : dans l’esprit du Doge, Paolo se confond avec la figure de Judas, et Amelia/Maria se fait Madone, directement descendue du Ciel avec voile bleu, robe bleue, mains et regard évanescent tournés vers Dieu. David Hermann se fait alors metteur en Cène, Boccanegra, entouré de douze acolytes, semblant rejouer le dernier repas du Christ tel que peint par Léonard de Vinci. Les paroles de Simon et d’Amelia justifient en partie cette lecture, même si le symbole est appuyé d’une manière insistante et illustrative, au point de susciter quelques rires dans ce qui constitue l’une des pages les plus puissamment émouvantes de l’œuvre.
La production de David Hermann est par ailleurs très noire : la mort y est omniprésente (dès le Prologue, Paolo empoisonne l’eau du Doge et laisse un revolver à sa portée, anticipant ainsi le meurtre du dernier acte). Le revolver est d’ailleurs utilisé de façon récurrente : Boccanegra, dans son bureau, fait mine de se tirer une balle dans la tête lorsque le livret dit qu’il pénètre dans les appartements de Marie et y découvre le cadavre de sa bien-aimée, Amelia menace régulièrement son père d’un revolver pendant le duo des retrouvailles au premier acte et Adorno dirige également l'arme vers sa bien-aimée pendant leur duo du second acte. Ces scènes ne facilitent pas la lisibilité d’une intrigue déjà assez compliquée, mais elles proposent un équivalent visuel, apprécié par le public, à la noirceur de la musique de Verdi. David Hermann propose également plusieurs tableaux efficaces et hautement dramatiques : la mort de Simon sur un plateau baigné de noir, éclairé seulement par deux candélabres, ou encore la scène finale au cours de laquelle Adorno est assis au bureau qu’occupait Boccanegra au Prologue, aux côtés de Paolo –ou de sa réincarnation– et de Pietro, l’histoire semblant ainsi être appelée à se répéter éternellement.
Sous la direction de Michael Schønwandt, leur Chef principal, le Chœur et l’Orchestre national Montpellier Occitanie enthousiasment le public, le premier pour ses interventions éclatantes au finale du Prologue et lors de la scène du Conseil, le second pour sa capacité à traduire aussi bien les miroitements impressionnistes de l’air d’Amelia que les éclats du finale du premier acte. Quant à la direction de Michael Schønwandt, pleinement accordée à la vision noire de David Hermann, elle semble disposer les 25 ans que dure l’action au sein d'une trajectoire continue et cohérente, gommant les ellipses temporelles, sorte d’arc ténébreux s’assombrissant encore au fil des actes pour s’éteindre doucement, tragiquement en un finale bouleversant d’émotion.
La distribution vocale est très équilibrée : le Capitaine n’a qu’une phrase à chanter, mais elle suffit à faire entendre le timbre clair et la voix efficacement projetée de Charles Alves da Cruz. Le vibrato de Paolo Battaglia est parfois un peu large, mais le chanteur parvient à donner un certain relief au personnage secondaire de Pietro, par sa haute stature et sa voix percutante. Le baryton Leon Kim voit ses débuts en France applaudis, grâce à son timbre éclatant, sa puissance et l’arrogance de sa projection : il fait du traître Paolo, même en l’absence d’air qui lui soit destiné, un rouage essentiel du drame. La voix de Vincenzo Costanzo n’est pas toujours très homogène, le grave et le medium sont ronds et chaleureux, mais l’aigu sonne parfois plus métallique. Son Adorno est cependant pleinement engagé et rend bien compte des différentes facettes du personnage, tantôt fragile et amoureux, tantôt guerrier et passionné.
Les admirateurs de Jean Teitgen attendaient avec impatience que lui soit enfin confié un grand rôle verdien. C’est maintenant chose faite et couronnée par un triomphe en Jacopo Fiesco. La voix garde la même couleur, la même densité sur toute l’étendue de la tessiture, sait se teinter de noire mélancolie dans la déploration tragique du Prologue, se faire arrogante dans le face à face avec Simon et se mouiller de larmes dans un « Piango, perché mi parla in te del ciel la voce » (« Je pleure parce que j’entends en toi la voix du ciel ») proprement bouleversant.
Myrtò Papatanasiu donne tout sur scène, quitte à bousculer parfois la pureté de la ligne de chant. Le résultat est impressionnant d’engagement et de crédibilité, d’autant que la chanteuse s’investit également comme actrice. Vocalement, la prestation gagne en qualité au fil du spectacle et la chanteuse fait entendre une ligne soignée, émaillée de nuances, très expressives dans l’intensité vocale ou la variété des couleurs (curieuse idée en revanche d’avoir ajouté, pour clore le deuxième acte, un suraigu que la chanteuse ne maîtrise pas tout à fait).
Enfin, Giovanni Meoni brosse un portrait du Doge plein et entier : la longueur du souffle, l’attention aux mots, la projection aisée, la clarté du timbre, la facilité des aigus sont autant de qualités qui lui permettent d’incarner un chef des Plébéiens fort convaincant. Tout au plus pourrait-il déployer davantage de morbidezza (douceur) dans certaines répliques : notamment pour le « Figlia ! Al tal nome palpito » (Ma fille, à ce nom je défaille) du duo avec Amelia, ou lors de la réconciliation finale avec Fiesco. L’accueil extrêmement chaleureux que lui réserve le public fait espérer un prochain retour en France de ce baryton.