Experiencia Pagliacci au Teatro Empire de Buenos Aires, ou l’empire du crime
Ce spectacle est à l’affiche d’une petite salle (le Teatro Empire) de la capitale de l’Argentine, pays qui dénombre un cas de féminicide toutes les 29 heures.
Lové dans cet écrin art-déco de 300 places ayant reçu en leur temps Joséphine Baker et Maurice Chevalier, le public trouve place face à une scène sans fosse : les morts, comme les 22 musiciens de l’orchestre et leur chef, seront sur le même plan horizontal que les spectateurs présents pour cette expérience.
Le prologue, sur fond de vidéos de répétitions projetées en fond d’écran, est l’occasion de découvrir les couleurs chaudes émanant de l’orchestre mené par la baguette précise de Darío Ingignoli et de la voix barytonnante du personnage du Prologue (Gastón Meza), qui est aussi celle de Tonio/Taddeo. Le duo avec l’orchestre est agrémenté de la belle idée de Raquel Barbieri Vidal (mise en scène) d’introduire un ballet aussi séduisant qu’inattendu (Ruggero Leoncavallo ne l’avait pas prévu), qui semble tout droit sorti de l’imaginaire du seul clown alors en scène. La grâce et la volupté des pointes et ronds de jambe de Silvana Safenreiter enchantent, cet être des airs faisant rêver les spectateurs dans la logique spéculaire du spectacle dans le spectacle.
Des vidéos d’extérieur en noir en blanc de fêtes foraines animent, ou plus exactement doublent, toujours dans cette esthétique en miroir, l’entrée de la troupe des Pagliacci, accueillis par un chœur uniforme et puissant, tandis que l’orchestre, pris dans cet enthousiasme de bon aloi, couvre quelque peu les chanteurs.
Reinaldo Samaniego (Canio) impose sa voix de ténor-chef de troupe. Les envolées lyriques sont fortes en conviction et avant-coureuses d’une folie homicide, les yeux roulent comme les syllabes fusent, dans une diction ouverte appréciable. Le fameux air « Vesti la giubba » (Mets ton costume) est exécuté avec assurance alors que la vidéo de fond diffuse des images du personnage se maquillant en coulisse face à un miroir. Cette auto-introspection dévoile l’ampleur du souffle et la beauté du timbre. Cette acmé dramatique et vocale du premier acte imprime le spectacle et le plateau vocal. Son épouse, l’indomptable Nedda, telle qu’elle est interprétée par la soprano Fiorella Spadone (qui assure également la production générale de ce spectacle), lui donne vocalement le change avec vigueur et une détermination sans faille : sa voix fend l’air et impressionne par sa puissance et son volume. Animé d’une émission haute et fière, le souffle est d’une belle longueur, avec des clausules en decrescendo soignées. Parfois un peu sec, le timbre claque, plein de ressentiment à l’égard d’un époux qui ne fait déjà plus partie de son univers fantasmatique intime. Le jeu théâtral est subtil et engagé. Les apparitions statiques du personnage sont celles d’une femme debout assumant son libre arbitre en matière sentimentale. Le duo avec son amant de l’acte I fait mouche par l’équilibre des volumes et des phrasés.
Luis Loaiza Isler incarne Silvio, cet amant convaincant. La voix de ce baryton est forte, agile et claire, très uniforme sur la tessiture, avec un timbre épais et généreux, plein d’élégance. Le public ne s’y trompera pas en ovationnant le baryton Gastón Meza, qui dans le rôle de Tonio fait pour une bonne part le clou des deux spectacles (celui qui encadre et celui joué par la troupe de clowns, lorsqu’il se mue en Taddeo). Le jeu est d’une grande précision, la plasticité corporelle trouve curieusement son penchant dans des intonations vocales qui charment ou apitoient autant qu’elles impressionnent. Ce baryton est très à l’aise sur tous les registres dramatiques et vocaux (langueur, amour transi, désillusion, désir de vengeance, légèreté drolatique de la farce), ses graves de velours et ronds tendent vers ceux d’une basse avec grande maîtrise. Patricio Oliveira n’est pas en reste dans son rôle de Beppe qu’il tient avec une certaine efficacité dramatique tandis que sa voix de ténor est projetée avec justesse, nuance et précision. Le grotesque, une fois transformé en Arlequin, lui sied assez : c’est par ses facéties et pitreries que le (vrai) public commence à applaudir le spectacle enchâssé et à se perdre dans l’entremêlement des deux fables.
L’homogénéité du chœur participe enfin pleinement du succès du spectacle, tant par la rigueur des placements vocaux, la gestion des volumes, que dans l’occupation de l’espace de la scène comme figurants. La coordination avec l’orchestre est aussi présente, notamment au début du deuxième acte alors que la fête des clowns bat son plein.
L’expérience Pagliacci reçoit de chaleureux applaudissements. Le public, ne sort pas si indemne que cela suite au double meurtre de Nedda et de son amant Silvio, efficacement mis en scène dans une mare ensanglantée de lumières couleur pourpre, et les points d’orgue des dernières mesures rendues par un orchestre portant la dramatisation sonore des faits (le féminicide) et d’une réalité criminelle si cruellement répandue en Argentine.