Orphée haute-couture aux Champs-Élysées
Une petite table basse couverte d'un drap blanc puis noir puis blanc : l'unique élément scénographique de cette mise en espace signée Mathilde Étienne -digne d'une mise en scène épurée- suffit à symboliser le bonheur amoureux d'Orphée et Eurydice, puis le deuil de la perte avant et après la descente aux Enfers, enfin la rédemption par la montée au Paradis (ce bloc est ainsi et successivement autel de mariage, trône des amoureux, stèle de prière, marbre funèbre).
L'Orfeo de Monteverdi au @TCEOPERA pic.twitter.com/K8XJDCe7t9
— Laupéra (@LVissidarte) 28 mai 2019
Les instrumentistes sont placés sur le plateau comme en version concertante, mais en deux phalanges des deux côtés de la scène ils forment des tapis mousseux puis les immenses portes de l'Enfer que viennent franchir les personnages. L'éloignement entraîne hélas une certaine dispersion au début de l'œuvre : les instrumentistes sont très justes et en place mais leurs intentions louables sont individuelles, presqu'autarciques. Pourtant, le continuo aux quatre coins des estrades sait guider progressivement l'ensemble, comme Orphée pour sortir des Enfers (d'autant que ces instrumentistes n'ont aucune consigne leur interdisant de se regarder, bien au contraire). Les mélodies et les ensembles chambristes surgissent alors d'autant plus émouvants (et par-dessus tout ce thème qui suit immédiatement la Toccata et qui revient tout au long de l'œuvre, premier exemple de "leitmotiv" sublime dans l'histoire de l'Opéra). L'orchestre I Gemelli fondé l'année dernière pour ce répertoire par Emiliano Gonzalez-Toro semble s'inspirer naturellement de l'aisance manifestée par Jean Rondeau et Thomas Dunford qui tour à tour fouettent ou se collent à leur instrument respectif (clavecin et luth).
Les violons et flûtes prennent des élans et couleurs verdoyantes déchirées par le glas des cuivres. Violons et cornets à bouquin (cuivres anciens) se tournent le dos, afin que le second des instrumentistes fasse entendre ses réponses en écho. Le lien entre le ciel et l'enfer est assuré par la harpe, littéralement par la géométrique altitude de son jeu : elle joue les cordes aiguës sur la partie haute de l'instrument (là où les cordes sont plus fines et tendues) l'autre main grattant les graves dans la partie inférieure, plus sombre et charnue de la corde. Ses deux mains dialoguent, se séparent et se rejoignent comme les voix d'Orphée et Eurydice.
L'héroïne incarnée par Giulia Semenzato entre d'abord en allégorie de la Musica avant d'incarner Eurydice. Elle plie et déplie les pans ajoutés à la ceinture de sa robe immaculée. Sans rien ôter, elle peut ainsi figurer l'érotisme d'un effeuillage tout en conservant sa tenue virginale. La voix en fait de même, sachant s'assouplir grâce à des gestes antiquisants, s'abandonnant au doux chagrin. Si le médium un peu tendu évoque davantage l'inquiétude que le sanglot, si la voix se perd dans un enfer de vocalises, elle retrouve son chemin vers les cieux d'un aigu à la fois guidé et apaisé. Le volume ne parvient pas à dépasser le mezzo forte et la projection reste limitée (alors que la chanteuse est devant les instruments) : qu'à cela ne tienne, l'émotion concentrée jusqu'au bout des lèvres murmurantes réduit naturellement l'orchestre au pianissimo puis au silence, comme le public au souffle suspendu.
Son Orfeo Emiliano Gonzalez-Toro vêtu en super-héros avec cape et épaulettes surmontant son plastron, plastronne aussi vocalement. L'assurance d'un sourire éclatant, menton levé, regard au loin -comme sa voix déployée- figure la félicité du bonheur conjugal à travers tout l'ambitus. Le grave garde l'éclat de l'aigu couvert, un placement délicat et ferme qui permet des phrasés sautillants : le tout pour mieux tomber dans le deuil infernal, plongeant vers le baryton. La rondeur vocale se fait voile sombre mais toujours projeté. Il arrache littéralement sa cape avant de descendre aux Enfers. Les accents toujours plus intenses de ses phrasés aiguillonnent également ses tenues et résonances, prolongeant sa douleur, nourrissant même le mezzo piano.
Mathias Vidal soutient son collègue ténor d'une voix constamment déployée très en-dehors, exubérante avec des projections incontrôlées dans les éclats d'harmoniques. La production se paye le luxe d'offrir deux autres petits rôles à des artistes aux carrières ascensionnelles internationales et en l'occurrence les deux avant-dernières Révélations aux Victoires de la Musique Classique. Eva Zaïcik se pare d'une robe verte comme "L'Espérance" (nom du personnage qu'elle incarne) et la douceur de ses interventions caresse les graves vers un médium vibrant, à ce point à l'aise sur les vocalises qu'elle donne l'impression de les ralentir. Lea Desandre de plus en plus aisée dans le médium grave déploie de longues phrases crescendo et en élans, transperçant à contre-cœur celui d'Orphée en venant lui annoncer la mort d'Eurydice.
L'ensemble des artistes a l'honneur d'arborer des costumes coupés par Karine Godier et Sébastien Blondin (habitués à travailler pour des marques de luxe, ils sont chez eux Avenue Montaigne mais aussi sur les planches d'opéra : elle est Diplômée de l’Ecole Supérieure des Arts Appliqués et il prendra dans quelques jours ses fonctions comme Premier d’atelier des costumes de l’Opéra de Lyon). Les couleurs rappelant les gravures de la Grèce Antique (beige et terre) cèdent la place au noir et argent en enfer. Les voix suivent aussi ces couleurs, à commencer par Frédéric Caton. Il assied la fondation des ensembles, non seulement par sa tessiture assumée de basse et son placement vocal, mais surtout grâce à sa prosodie accentuée qui rythme les phrasés communs. Il incarne son personnage de Dieu Pluton avec un médium aisé et en cherchant des graves très bas (un peu écrasés). Charon incarné par Jérôme Varnier imite le mouvement de son bateau en glissant sur le sol et en s'appuyant sur un bâton long comme sa voix franche et très articulée mais chiche en harmoniques. David Szigetvari incarne un Berber délicat et attentif à l'accompagnement comme à sa partie, quoique le volume demeure atténué, estompé. Maud Gnidzaz en nymphe va de l'avant par un vibrato rapide et des élans assurés. Proserpine (Mathilde Étienne), inquiète du sort d'Eurydice et d'Orphée, plaide leur cause d'une voix hésitant entre supplique et douceur (comme entre les registres).
Orphée se retournant vers Eurydice, il semble suffire que les amants sortent chacun d'un côté de la scène pour figurer cette séparation légendaire, éternelle. Apollon (interprété par Fulvio Bettini) couronné de lauriers guide Orphée -qui tient toujours dans la main la couronne de fleurs de son Eurydice- vers les cieux de l'avant-scène. Ils y sont rejoints par tous les interprètes pour un accueil triomphal : aux Champs-Élysées.