AMOK sublime la Beauté du Mal à l'Opéra de Reims
AMOK, c'est avant tout l'acronyme d'Alma Mahler et d'Oskar Kokoschka, un amour brûlant fracassé par l'arrivée de la Première Guerre mondiale. Déjà veuve de Gustav Mahler, courtisée par Martin Gropius, Alma rencontre Kokoschka lors d'un déjeuner. Deux jours plus tard, animé par d'amour fou, il lui demande sa main. Une intense relation sexuelle et artistique naît alors. Muse, égérie, Alma exerce sur lui une attraction inébranlable. Il la veut plus que tout, mais elle refuse de se laisser à nouveau posséder par un homme. Déjà abattu, le peintre part rejoindre les lignes armées. Nous sommes en 1914. La guerre commence et c'est aussi cela AMOK : un terme désignant ces soldats qui s'élançaient dans une course suicidaire vers les lignes ennemies.
Nouvelle Objectivité
Les treize chanteurs d'AMOK semblent recréer La Cène de Léonard de Vinci © Stéphane Audran
Mue par le désir de retranscrire dans un opéra ce fol amour, la metteure en scène, soprano et directrice artistique de Correspondance Cie Orianne Moretti a mobilisé une équipe européenne pendant près de deux ans et demi. Sur scène, elle peint une fresque expressionniste qui crie la violence de cette passion qui laissa Kokoshka exsangue. Les visages pâles comme la mort des treize chanteurs semblent sortir d'une toile d'Otto Dix et se reflètent, déformés, sur le sol. Inconfortable, l'ambiance y est empreinte de bizarre et d'étrangeté, flottant sans cesse entre pulsion de mort et d'amour. Remarquables, les costumes de David Messinger peignent les personnages inquiétants qui peuplent les toiles d'Ernst Ludwig Kirschner, d'Edvard Munch et de la Nouvelle Objectivité. Nettement moins intéressante est l'incursion de l'univers de l'artiste Adoka Niitsu. Pouvant rappeler la célèbre "Die Windsbraut" d'un Kokoshka inspiré par sa muse, ses motifs pourraient être intéressants s'ils n'étaient pas collés au mur comme du simple papier peint. De même, les nébuleuses colorées les mettant en lumière laisse songeur : elles semblent davantage polluer la mise en scène qu'agir en vrai révélateur.
La soprano Sophie Angebault est magistrale en Alma. Dans un engagement sans faille, elle offre à l'auditoire une interprétation bouleversante et se livre, lorsqu'elle devient modèle, dans son plus simple appareil. Froide, son Alma dont la voix épouse à merveille la raideur de la cruauté, possède, tue et dévore comme la mante religieuse. Son interprétation n'oublie pas d'intégrer, et c'est aussi là son bénéfice, la douleur qui jalonne la vie de mère d'Alma. Face à elle, Till Fechner campe un Oskar Kokoschka fiévreux et consumé par l'amour, avec une diction impeccable. Le père d'Alma chanté par la basse Dan Popescu se développe sur une belle palette de nuances qui caractérisent le personnage, homme à la fois fort et fragile, trompé et dans le déni. La soprano Magali Arnault-Stanczak (Alma fille) offre, quant à elle, une prestation plus que troublante. De sa silhouette enfantine aux gesticulations démentes sort une voix incroyablement agile, parfaitement à l'aise dans l'aigu.
Luxe, calme et volupté
Till Fechner (Oskar) et Sophie Angebault (Alma) dans AMOK © Stéphane Audran
En allemand et en français, le livret constitue l'un des plus puissants atouts de cet opéra. Arrosé d'une poésie légère et cinglante, sans fioriture, celui-ci instille à AMOK la beauté du mal que l'on retrouve dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Paradis artificiels, spleen et révolte se mêlent ainsi pour exprimer les tourments de l'âme de nos amants, le déchirement de l'Europe et les milliers de cadavres que compte la Grande Guerre.
Côté musique, le chef d'orchestre Nicolas Farine impulse à l'Ensemble KNM l'énergie nécessaire pour innerver la partition de François Cattin. Palpitant comme un cœur agité, sa musique brosse les méandres du désordre amoureux. Sans être résolument contemporaine ou expérimentale, l'écriture, équilibrée entre treize chanteurs et treize musiciens, fait la part belle aux percussions, marimba avant tout, tandis que l'accordéon et le piano permettent de teinter le tout de nostalgie. Sachant se faire impétueuse ou délicate, l'écriture très cinématographique de François Cattin, capte l'émotion à chaque instant.
AMOK, musique de François Cattin, livret et mise en scène d'Orianne Moretti, création le 6 février à l'Opéra de Reims. Les 25 et 26 février 2016 au Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds en Suisse.