Tosca à Bastille : acclamations pour Ettinger, Harteros et Grigolo (remplaçant Kaufmann)
Un objet aussi immense que symbolique occupe tout le plateau, en longueur, en largeur et bientôt en hauteur à travers tout ce drame. La Croix immense symbolise la croisée des chemins (les choix terribles et meurtriers qui se présenteront aux protagonistes), l'espoir d'une rédemption mais surtout la force du destin qui menace de s'abattre (Tosca aura beau ouvrir grands ses bras en croix pour montrer à Mario la taille de leur amour).
Mario peint l'un des angles de cette croix qui sert également de promontoire pour l'immense procession papale chantant le Te Deum au premier acte, l'objet s'élève ensuite et reste suspendu au-dessus de deux forêts : une forêt de symboles représentant le pouvoir de Scarpia, dans son bureau (mappemonde et astrolabe, longue-vue et livres, aigle et crucifix, candélabre et buste) mais aussi de sensualité (banquette et peignoir) devant une paroi rouge sang, avant une forêt de souches mortes comme autant de poteaux d'exécution au troisième et dernier acte.
Anja Harteros digne de la diva qu'elle est et qu'elle incarne électrise l'attention du public de manière immédiatement sensible dès son entrée sur scène, comme au début du Vissi d'Arte, l'air légendaire qu'elle compose en un crescendo d'amplitude et de longueurs, de couleurs et d'émotions acclamé par deux vagues de brava ! Jouant et chantant une cantatrice à la douce moue (plutôt que furieusement jalouse), elle sait à l'envi emplir l'immense acoustique de Bastille et intensifier la racine de son chant, mais aussi exacerber sa cruauté dans les regards et les gestes lorsqu'elle frotte sa lame contre le cou de Scarpia avant de lui enfoncer à nouveau l'arme tel un pieu en plein cœur et de lui chanter une sourde mais sonore élégie.
Vittorio Grigolo remplace Kaufmann pour cette seule date en Mario Cavaradossi. La voix et le jeu déployés et très projetés traduisent l'intensité de l'amant, du citoyen rebelle et du condamné : d'emblée posée sur le médium tonique et un balancement de barcarolle par laquelle il projette sa ligne en vagues (mais en minimisant les creux). Le premier aigu démontre sa pleine énergie, Vittoria! est triomphant. D'autant qu'astucieux, le chanteur sait susurrer ses mots d'amour à Tosca avant de se tourner vers la salle pour rendre d'autant plus puissant le forte. E lucevan le stelle couronne comme de coutume la prestation du ténor, l'air étant ici construit autour de quatre aigus : le premier avant même de chanter est un sanglot étouffé lorsqu'il écrit à Tosca sa lettre de condamné, le second passe en maîtrise et dans le même souffle du sonore au mezza voce soulevé, le troisième volontairement blanc de désespoir, le dernier plein et entier (le tout également salué par deux salves de bravo !)
Passant de victime à bourreau (puis de nouveau à victime), de Verdi à Puccini, du Rigoletto remarqué qu'il offrait récemment sur ces mêmes planches au rôle de Scarpia dans cette Tosca, le volume sonore de Željko Lučić manque beaucoup pour rivaliser avec les deux rôles principaux (qui le couvrent) et il doit s'en remettre à ses noires intentions sardoniques pour les menacer. Toutefois, il présente ainsi une face originale et intéressante de ce personnage ignoble : courbe, bientôt prostré dans son siège, la tête entre les mains, il se fait martyr, harassé par son pouvoir, blessé par le rejet de Tosca et la défaite de son pays aux mains de Bonaparte. C'est même avec une douceur suave qu'il approche sa voix et ses lèvres de la cantatrice pour lui soutirer "le baiser de Tosca" en échange de Mario.
Sava Vemić a la ligne de chant vibrée au point d'être entrecoupée, sombre et dynamisée en avançant sur le tempo (représentant la fuite effrénée du prisonnier politique Cesare Angelotti). Le Sacristain de Nicolas Cavallier place des coups de boutoir sur les accents toniques (notamment en débuts de phrases), négligeant la dimension comique patente dans ce rôle (et cette mise en scène). Rodolphe Briand narre les méfaits de Spoletta d'une manière très animée avec force gestes projetés dans le corps comme comme dans la voix. Sciarrone, l'autre sbire de Scarpia, est à l'inverse noble et lyrique sous les traits et le chant d'Igor Gnidii. Enfin, Christian-Rodrigue Moungoungou dissimule comme il sied au personnage de geôlier ses desseins véniels et vocaux sous la couche de blancheur amidonnée de son costume et de sa ligne.
La Maîtrise des Hauts-de-Seine et le Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris ont des robes blanches et des voix de communiants, sachant jouer aux garnements sans perdre de leur placement. Les Chœurs de l'Opéra national de Paris impressionnent de placement et d'épaisseur pour chanter le Te Deum sur l'immense croix du premier acte comme depuis les coulisses pour ponctuer ensuite l'interrogatoire criminel.
Sur ce plateau lesté du drame, marqué par l'immobilité menaçante de l'immense croix, de très audibles bourrasques de vent se déchaînent soudainement comme pour bousculer la scène, elles viennent en fait de la fosse et il s'agit du souffle de Dan Ettinger. Le chef ponctue sa direction aussi ample que ses intentions par ces quelques respirations qui viennent mettre un point d'orgue sur le travail précis effectué par l'Orchestre : les mouvements restent précis et placés, les couleurs équilibrées et riches, mais la phalange demeure mesurée et ronde. Le glas ne déchire la fosse qu'avec quelques coups de percussion au premier acte mais les feulements de cymbales menant à l'échafaud ne sont pas moins terribles car glaçants.
Les volutes de fumée des coups de fusils tirés pour exécuter Mario stagnent autour de l'immense croix au sommet du plateau, tandis que Tosca marche vers la mort (puis les acclamations) dans la lumière crépusculaire en fond de scène.
Il ne reste qu'une poignée de places (y compris avec Jonas Kaufmann et Sonya Yoncheva) à saisir ici