Carmen Corrida : Dudnikova remporte les oreilles pour ses débuts à Paris
Une grande maison internationale telle que l'Opéra de Paris se juge notamment par ce type de reprises, un opus classique dans une mise en scène moderne et poétique, épurée et riche en symboles (la fin du franquisme rêvée par un Lillas Pastia enivré et Shakespearien, hallucinant ce monde plein de musique et de fureur, de tumulte et de tracas), après une première distribution proposant des interprètes de référence (Roberto Alagna qui a malheureusement annulé et Anita Rachvelishvili à retrouver en compte-rendu) et pour ce casting une étoile montante française (Jean-François Borras) ainsi que les grands débuts in loco pour une artiste internationale (Ksenia Dudnikova), tout en trouvant des remplaçants de qualité en cas d'indisposition (Maria Agresta offre ce soir une date unique en Micaëla).
La Carmen de Ksenia Dudnikova fait ses preuves dès le début de ces débuts, sa partition s'ouvrant sur la légendaire Habanera, que la mezzo offre constante et assurée, des graves d'alto poitrinés aux aigus de soprano diaprés, l'assise se conservant jusqu'aux sommets. Le phrasé intense est haletant et timbré, même dans ses inspirations. Dès lors, toutes les notes de la partition et de l'ambitus peuvent se déployer confiantes, au point que Ksenia Dudnikova use très fréquemment du pianissimo perlé en début de phrase. Cependant, ses bonnes intentions scéniques butent encore sur le parlé français, tandis que le volume et le rythme perdent de leur épanouissement dans les passages plus rapides (en particulier lorsque tintent les tringles des sistres).
Jean-François Borras offre à Don José la qualité d'un français aussi naturel qu'une récitation parlée (avec quelques archaïsmes rehaussant l'authenticité). Par son aigu pleinement affirmé, frais et sincère, "Carmen, Carmen, tu m'aimeras" a la puissance d'une affirmation tout en conservant la tendresse d'une supplique illusoire, à l'image de son intensité physique au service d'intentions délicates. L’intensité et la rapidité de son vibrato donnent une candeur à son caractère d'amant, prêt à basculer de la passion au crime. Si le milieu de la tessiture et des phrasés a tendance à progressivement s'estomper, l'aigu demeure, franc dès les attaques, d'emblée sur la note et riche en harmoniques.
Port impeccable et tenue vocale de torero, le chant de Roberto Tagliavini claque comme ses talons tandis que sa veste de ville lui sert de cape. La qualité de son application dans la langue française est telle qu'il transforme le "Señors" du texte en "Seigneurs" comme il renforce l'ouverture des â et des nasales. Le chant reste mesuré en volume et texture mais audible et constant, les reflets dans l'aigu brillent parmi le grave, comme son costume de lumières dans la nuit.
En Micaëla, Maria Agresta déploie son lyrisme d'emblée mais par-dessus tout dans son grand air ("Je dis que rien ne m'épouvante"), exprimant sa confiance vocale sur la longueur du souffle mais aussi sa peur bleutée comme les lumières du plateau. À mesure que le phrasé s'amplifie, que la matière s'épaissit et que le volume s'allonge, la prosodie disparaît cependant (alors que les passages récités sont compréhensibles, proposant un léger accent roulant, culminant sur un aigu soulevé comme le baiser qu'elle apporte à Don José).
Jean-Luc Ballestra a la voix sombre comme ses lunettes noires mais fraîche comme sa glace à l'eau, il ouvre ainsi fièrement l'opus avec la première intervention lyrique (celle du soldat Moralès, tout en coups de trique et de bottines). Le Zuniga de François Lis est droit, marqué, empesé dans le chant, à l'aise dans le jeu et l'articulation. Les deux autres duos sont remarquablement égaux et synchronisés. Valentine Lemercier (Mercédès) et Gabrielle Philiponet (Frasquita pour ses débuts à l'Opéra de Paris) pourtant mezzo et soprano semblent de même tessiture tant leurs aigus sont ouatés et arrondis, leurs graves levés, les lignes serrées et entrecoupées. La première porte loin en soliste tandis que la seconde domine les ensembles de bohémiens. Le Dancaïre de Boris Grappe et Le Remendado de François Rougier sont agiles, prestes, marqués et synchronisés y compris dans les passages les plus rapides et articulés ("Quand il s'agit de tromperie, de duperie, de volerie"), celui-ci déployé et strié, celui-là posant un retrait sérieux.
Lorenzo Viotti dirige l'Orchestre de l’Opéra national de Paris avec une fougue aussi constante que contrôlée, depuis l'ample glas des contrebasses jusqu'au piccolo sifflotant en passant par des bois et cordes en fusion. La battue tempétueuse n'en est pas moins précise et elle devient même chirurgicale pour guider les chœurs : hommes très en place et en cadence sur un aigu dolce et vers des aigus couverts, femmes dont les voix de cigarières s'envolent en volutes de fumée bleutée (mais un peu âcre en harmoniques). La Maîtrise des Hauts-de-Seine et le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris offrent un chant homogène et doucement placé.
Surtout, la direction et Carmen sont constamment accordées, communiquent sans disperser les intentions scéniques et semblent s'inspirer mutuellement la pulsation (au point qu'elle peut aller immensément rallentando decrescendo langoroso). Jusqu'à l'ultime note, la fosse et le plateau sont à l'unisson rythmique et poignant. Tandis que Carmen titube, l'écho lointain du triomphe d'Escamillo retentit et ralentit comme le monde autour de l'héroïne, comme elle l'entend, titubant, longtemps, lentement, avant de tomber, égorgée par Don José qui lui offre en dernier hommage une ultime phrase à la puissance retrouvée. Ah ! Carmen ! ma Carmen adorée !
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