Passions dévorantes à Nancy avec Les Hauts de Hurlevent
Le décor conçu par Madeleine Boyd pour la mise en scène d’Orpha Phelan des Hauts de Hurlevent est un intérieur mangé et ravagé par les éléments : les planchers se font collines, l’horloge a les pieds dans l’eau, le piano semble échoué. Cette confrontation entre la civilisation et la nature est celle qui ronge l’héroïne, Cathy, prise entre son amour pour Heathcliff avec qui elle courait jadis dans les landes et celui qu’elle porte à Edgar, qui flatte sa coquetterie bourgeoise. Dans le décor comme dans le parcours de Cathy, la nature est la plus puissante, et emporte tout dans un torrent de passion qui ne laisse que des décombres. Earnshaw, Edgar, Isabella, Hareton et même Nelly resteront, directement ou indirectement, victimes de cette coulée d’amour non endiguée. La lecture d’Orpha Phelan, tout à fait littérale, a l’avantage de l’esthétique (notamment grâce aux projections oniriques sur le fond de scène) mais pèche par son statisme dans certains passages, qui renforce l’une des faiblesses du livret : les longueurs qui laissent la tension retomber à plusieurs reprises.
Ceci étant, l’œuvre se révèle passionnante par son naturalisme à la Zola, exaltant les passions (la réaction de Heathcliff à la mort de Cathy en est un bel exemple) et ses multiples références musicales qui l’ancrent au cœur du XXème siècle, après Debussy dont se retrouve l’orchestration mystérieuse et la prosodie (très britannique en l’espèce), et avant Britten, dont il annonce les déchaînements mélodiques d’un Peter Grimes. Jacques Lacombe, à la tête de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, se montre clair et précis dans sa battue, obtenant en retour un résultat cohérent de ses musiciens. La musique sombre et grave, symbolisée par les angoissants trombones et les percussions (timbales et grosse caisse) martiales, les violoncelles cinglants, les violons stridents ou le contrebasson râpeux, se révèle très visuelle (ce qui n’est guère étonnant, le compositeur Bernard Herrmann ayant œuvré pour le cinéma). Le Chœur de l’Opéra opère quant à lui un charmant choral depuis les coulisses.
L’ensemble de la distribution est homogène, chaque soliste offrant un agréable timbre, une diction soignée de l’anglais britannique et un jeu théâtral précis. Layla Claire en Cathy se laisse submerger par un vibrato imposant dans ses premières interventions, avant de prendre rapidement le dessus : même souriante, elle émet alors une voix structurée, teintée de mélancolie, avec des aigus concentrés et purs, enveloppants. Des flammes surgissent même de sa voix dans sa déclaration d’amour de la fin de l’acte II. Son mari à la ville, John Chest est un Heathcliff à la voix ombragée, bien assise, au vibrato rapide et très léger. Sa couverture vocale donne à son timbre un reflet moiré mais ne nuit nullement à sa projection puissante.
Le baryton Thomas Lehman incarne un Hindley Earnshaw au timbre sombre et puissant et à la caractérisation théâtrale travaillée. Son phrasé percussif sert son rôle d’homme à l’âme brisée, devenu violent et saoul. La charismatique Rosie Aldridge en Nelly Dean offre une voix souple et épaisse. Sa maîtrise technique lui permet d’afficher une douceur maternelle, sucrant son timbre pour le rendre sirupeux, ou un ton ferme et plus directif. Alexander Sprague réjouit en Edgar Linton par son ténor tonnant au timbre franc, froid et fleuri, à l’aigu suave, que l’on se réjouit d’entendre en Ottavio à l’Opéra du Rhin voisin dans Don Giovanni en juin. Isabella prend les traits de Kitty Whately. Sa voix voluptueuse prend le contre-pied de celle de Layla Claire par son médium brun et épais. Son phrasé l’emmène de la délicatesse de lignes séductrices à la violence du désespoir, intensément vibrée, après son mariage. Joseph est Andrew McTaggart, dont la voix manque de stabilité dans le grave mais qui est projetée avec plus de sûreté et de subtilité dès le haut-médium. En Lockwood, Johnny Herford se balade entre les registres, de graves déployés vers des aigus tubulaires.
Bien que loin d'être pleine, la salle réagit avec enthousiasme à cette découverte, mise en œuvre avec soin.