Billy Budd rentre dans son bon port de Londres
Billy Budd donne certes son nom à cet opéra, mais le point de vue et certainement le cœur émotionnel de l'œuvre réside chez le personnage qui ouvre le drame, le referme et le narre dans son carnet de bord : Edward Fairfax Vere, capitaine du HMS Indomptable. C'est le ténor Toby Spence qui doit ici assumer ce personnage si complexe, à la fois en fin de vie dans le prologue et l'épilogue mais beaucoup plus jeune dans le corpus de l'opéra, un rôle marqué de manière indélébile par son créateur Sir Peter Pears.
Les monologues d'ouverture et de clôture ne font pas qu’encadrer la prestation convaincante de Toby Spence, ils la portent : ses lignes lyriques s'épanouissent et s'échappent. Cependant, son ténor est plutôt serré, notamment dans le registre médium, les nuances moyennes, et surtout dans les moments d'agilité vocale (alors qu'il aurait pu y convoquer son habitude dans des rôles tels que Tamino ou Almaviva par exemple). Ce portrait sensible contraste superbement avec la performance de Brindley Sherratt dans le rôle de John Claggart, l'ennemi juré de Budd : une combinaison entièrement contrôlée de paroles lyriques et de parlando, un personnage et une voix au cruel martinet, un sociopathe homoérotique à peine contrôlé qui provoque la mort de Billy Budd. L’auditoire restera marqué par ses interrogatoires monosyllabiques ainsi que son lyrisme subtil mais menaçant, trompeur et décadent.
Pourtant -et c'est dire- le triomphe est pour Jacques Imbrailo dans le rôle-titre, son large éventail d'articulations et de couleurs, ses lignes qui capturent la personnalité vigoureuse du jeune matelot, épousant le caractère enthousiaste et visionnaire dans l'esprit absolu du livret. Le rôle exige que le baryton haut et léger navigue vers le ténor qu'Imbrailo déploie pleinement (ce registre de voix que les Français connaissent bien en tant que “baryton-martin", qui a fleuri avec Pelléas et Mélisande, que chante également Imbrailo. Mais ce n'est pas seulement sa voix qui impressionne : son mouvement agile sur scène contraste avec la rigidité chorégraphiée des officiers en uniforme du navire. L'énergie vocale correspond à l'énergie physique d'une manière qui rend crédible ce bateau sur lequel tout l'équipage s'éprend de lui.
Les trois officiers de Vere jouent des rôles importants, surtout dans la salle d'audience de l'acte II. Subtilement distinguées entre baryton, baryton-basse et basse, couplées au ténor de Vere, les textures très denses font émerger la basse slovaque Peter Kellner en Ratcliffe et le baryton néerlandais Thomas Oliemans en Redburn (marquant toutefois l'un des rares moments où les surtitres se révèlent nécessaires). Le baryton-basse David Soar campe à la fois l'autorité et la précision nécessaires au rôle de Flint, rehaussé par l'élégance scénique qui l'accompagne.
La mise en scène de Deborah Warner exploite pleinement l'étendue de la scène de Covent Garden et de toutes les technologies de gréement imaginables. Certes, et malgré un espace plus large qu'à Rome où les ensembles paraissaient compacts, il reste difficile de distinguer les individus et les rangs dans ce plateau fourbi en corps, cette marée humaine, mais l'effet a aussi le mérite de soutenir une atmosphère d'obscure mêlée, en contrepoint avec la direction d'orchestre prudente et discrète d'Ivor Bolton pour l'un des plus sombres drames du XXe siècle.