Carré d’as pour Carmen, à la Bastille
Un torero dansant nu la nuit sous un immense taureau de bois, Moralès dressant sa matraque entre ses jambes face à Micaëla lorsqu’il évoque « la garde montante », Lilas Pastias urinant sur le cadavre de Zuniga, Frasquita dévoilant sa culotte en enfilant sa robe ne soulèvent plus (ce soir en tout cas) de réaction dans la salle. Les soldats, les enfants ou les cigarières alignés cèdent leur place au no man’s land constituant le repaire des contrebandiers, éclairé par les phares de voitures délabrées, avant l’arène finale, tracée à la craie blanche sur le sol rouge de la terre andalouse.

Pour servir cette
mise en scène, l’Opéra de Paris a réuni un carré d’as vocal.
Nicole Car prête à Micaëla sa voix de soprano lyrique, puissante,
longue au point de rendre presque naturels les sauts de registre de
« Mais j’ai beau faire la vaillante » dans son air du
III. Capable d’élans dramatiques, l’interprète sort habilement
Micaëla de son statut de personnage secondaire. De la même façon,
Roberto Tagliavini parvient à faire exister Escamillo au-delà de
l’air du toréador : très élégant dans son maintien comme dans son
chant, dans un français aisé, il fait sonner les aigus et les graves de son grand air, avec un legato raffiné
et poétique dans le duo
final.

Roberto Alagna étant souffrant, c’est Jean-François Borras, prévu pour la seconde distribution, qui assure le rôle de José en cette soirée de première. La voix est légère et claire, confondante de fraîcheur et de simplicité : son air de la fleur n’est pas une méditation douloureuse et torturée, mais une déclaration touchante dans sa sincérité et sa naïveté. La projection reste efficace même dans les moments les plus dramatiques (finale du troisième acte), la voix se fait frémissante de douleur et de larmes contenues dans un duo final très touchant.
Anita Rachvelishvili reçoit quant à elle une ovation spectaculaire. La force de son interprétation provient de l’extrême raffinement qu’elle met dans son chant : contenant ses immenses moyens, elle joue la carte de la sensualité à fleur de lèvres, des nuances sans maniérisme, du legato soyeux et sa Habanera, prise très lentement et entièrement chantée sur le souffle rend hommage au sens latin de carmen : "enchantement", "incantation". Ici ou là un grave poitriné, un accent rauque laissent d’emblée deviner la puissance sauvage dont elle est capable et qu’elle révélera pleinement au dernier acte seulement. Un portrait sobre et saisissant, qui envoûte le public.

Les seconds rôles ont également été distribués avec soin. Jean-Luc Ballestra (Moralès), François Rougier (le Remendado) et Boris Grappe (le Dancaïre) se distinguent par leur émission haute, claire et un français pleinement intelligible. François Lis confère à Zuniga une épaisseur, par une très grande implication physique mais aussi un chant soigné porté par une voix de basse claire. Il se montre par ailleurs lui aussi très soucieux de la prononciation et de l’intelligibilité du texte chanté. Gabrielle Philiponet pour ses débuts in loco (Frasquita) et Valentine Lemercier (Mercédès) sont très drôles en créatures almodovariennes. La première offre un chant percutant (même si l’aigu forte manque parfois un peu de rondeur), la seconde fait entendre un timbre chaud et velouté.

À la tête d’un orchestre et de chœurs au mieux de leur forme (et d’ailleurs chaleureusement applaudis), Lorenzo Viotti offre une lecture très personnelle de la partition, donnée presque intégralement (manquent la reprise du chœur des cigarières, l’intervention des enfants dans le chœur du dernier acte : « Voici, débouchant sur la place… », la réplique des alguazils : « Place, place au seigneur alcade! », et surtout la reprise du duo José/Escamillo au III). Privilégiant dès l’ouverture la fluidité des lignes et la délicatesse des couleurs aux contrastes forts et aux décibels, Lorenzo Viotti propose une vison poétique de l’œuvre, mais nullement dépourvue de dramatisme (en témoignent la tension sourde sous-tendant la reprise de la Habanera au finale du premier acte, ou la mise en valeur des cuivres venant ponctuer les menaces de José au finale du III). Si le choix de certains tempi peuvent étonner (prélude du quatrième acte très rapide, reprise extrêmement lente de l’air d’Escamillo par le chœur, à la toute fin de l’œuvre), le résultat est toujours intéressant, jamais « tape à l’oreille » – et séduit dans tous les cas le public, qui associe le jeune chef au triomphe de la soirée.
