Le Diable frappe La Monnaie : le Robert de Meyerbeer en concert
Après De la maison des morts par Warlikowski, La Joconde par Olivier Py, Frankenstein en création mondiale par Alex Ollé et le Libertin fouetté par Barbara Hannigan, La Monnaie de Bruxelles poursuit sa monstrueuse saison avec le Grand Opéra Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer.
Sous la direction d’Evelino Pidò, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie offre ici l'immensité exigée par la partition, son déploiement entre extase, notes enlevées, vives et précises, dans sa complexe évolution : l'œuvre d'art semble totale rien qu'avec la phalange instrumentale, la puissance des tambours de guerre rivalisant avec la finesse des airs romantiques. L'absence de mise en scène semble ici renforcer l'imagerie du conte orchestral et la force d’interprétation des chanteurs qui déploient leur imaginaire tout en restant concentrés sur la mesure et la partition.
Si jamais la magnificence parut dans un théâtre, je doute qu’elle ait jamais atteint le degré de splendeur déployé dans Robert le Diable... C’est un chef-d’œuvre... Meyerbeer s’est acquis l’immortalité” Frédéric Chopin
Le rôle titre est interprété par Dmitry Korchak, voix de ténor mozartienne, légèrement latine, dont la finesse laisse heureusement entrevoir aux premiers actes une puissante résonance, assise et pure, noble (qualités indispensables à ce rôle et qui peuvent atteindre plus aisément le public en version de concert : sans fosse à franchir). D'autant que la voix sait aussi évoluer avec l'intrigue : comme ce conte médiéval progresse vers le romantisme exacerbé d'un roman d'apprentissage, le chanteur offre au fur et à mesure la mue d’une voix plus sensible encore, fragile et ornementée. Les aigus sont impeccables, la diction tout autant. Personnage empli de dualité, trompé par sa propre nature il dessine finement les deux tranchants de ses origines (fruit de l’union d’une femme et du démon).
Lisette Oropesa (qui nous parlait de cet opus en interview) n’arrive qu’au deuxième acte et offre alors à la pièce comme au plateau vocal un tournant magistral. Des notes les plus graves aux plus aiguës, la soprano colorée semble (se) jouer du rôle d’Isabelle, connu pour sa grande difficulté. Fine et véloce, sa voix se dessine légèrement gutturale dans le chanté-parlé, les arias se sculptent d’aigus limpides et étourdissants.
Bertram, mi homme, mi démon, influence néfaste sur Robert le Diable, marque par la présence théâtrale et la voix gravissime de Nicolas Courjal, puissamment matérialisée mais dont la force virile manque certes de modulation. Très sûrs, les graves (tel le dragon terrassé par Saint-Michel, ainsi que le décrit Alice) l’emportent sur la finesse, en accord certes avec l'incarnation acérée, la diction aussi violente que la présence.
Au contraire très modulée, la voix ténor de Julien Dran dans le rôle de Raimbaut joue des oppositions. Légère et pure, véloce surtout, la fragilité -voulue- du personnage réside dans les hauteurs de sa voix, dans ses respirations haletantes et un timbre clair. Le vibrato très dessiné mâche un peu la diction du chanteur qui se trouve parfois couvert par l’orchestre mais n'ôte rien à sa souplesse vocale.
Yolanda Auyanet dans le rôle d’Alice imprime une voix de soprano riche, ronde et gracieuse. La chanteuse espagnole est éloquente, marquée par une facilité d’interprétation et un chanté-parlé très naturel. Les notes les plus basses sont lyriques, fortes et les plus aiguës sont libres, emportées et précises. Plus en retrait, Patrick Bolleire dans le rôle d’Alberti se mêle aux chœurs en maître des foules. Sa voix de basse, profonde et ornementée se chante avec une très belle liberté, un détachement élégant et un dessin précis. Belle mise en lumière de la distribution, la présence du lauréat de l'Académie des lieux, Pierre Derhet offre un Héraut et Maître de cérémonie ténor marqué de beaux graves. Puissante et noble, la voix est déjà ample et sombre.
Les Chœurs de La Monnaie viennent magnifier l'homogénéité de cette distribution, dans une amplitude vocale à la mesure de l’orchestre. Les choristes féminines étourdissent d’aigus, résonnant puissamment avec leur précision tandis que les hommes éveillent avec force l’image sociale du peuple médiéval.